Les Moulinois sont impatients ce mardi 7 mars 1911. Ils attendent le passage au-dessus de la ville d’un avion qui relie Paris au sommet du Puy-de-Dôme, défi du Grand prix Michelin. Ce serait la première fois. Viendra, viendra pas ? Certains sont dubitatifs. N’avait-on pas espéré en vain l’an passé, en septembre, la venue de Charles Weymann et des frères Robert et Léon Morane, qui ont tous chuté dès le départ ou presque ? La nouvelle arrive enfin vers midi. Le Farman a atterri à Nevers et ne tardera plus.
Les habitants les plus chanceux grimpent à des postes d’observation appropriés comme les clochers de la cathédrale et du Sacré-Cœur, la tour du pensionnat Saint-Gilles, Jacquemart et la tourelle du télégraphe. Les autres marchent d’un bon pas en direction de la levée de l’Allier dont le cours devrait constituer un guide idéal pour le pilote. Petit à petit le pont Régemortes, lui aussi, se garnit de curieux. On s’interpelle : nous allons voir voler Renaux ! Les retardataires s’arrêtent aux carrefours ou sur les places d’où la vue est plus dégagée. Les fenêtres des quartiers proches de la rivière sont nombreuses à être occupées.
Au moment où un minuscule point noir apparaît au nord de la ville, la foule enfiévrée s’agite : Les voilà ! les voilà ! Les applaudissements nourris sont en partie couverts par le bruit de l’avion comparable à celui d’une machine à battre. Il est 13h, 13 h 05 ou 13h 20… les divergences sur les horaires tout au long du voyage sont nombreuses. Le biplan* vole au-dessus de la rive gauche. Renaux** maîtrise son appareil auquel le vent nord-ouest imprime de légères oscillations. Après le pont Régemortes, il oblique à droite pour survoler la route de Clermont avant de disparaître au bout de quelques minutes. Puis, c’est le temps des commentaires dont celui d’une jeune fille, mentionné dans la presse : Ça m’a donné un coup, là [elle désigne son cœur] et j’ai crié comme quand j’étais toute petite Maman ! Maman !
Les journalistes, eux, livrent des témoignages différents. Ceux du Courrier de l’Allier ont parfaitement vu Renaux et Senouque*** à bord de l’appareil comme ceux du Matin, mais pas ceux du Progrès qui n’ont pu distinguer que la structure. Peut-être n’étaient pas installés au même endroit.
L’enthousiasme suscité par ce bref évènement s’explique par l’extrême jeunesse de l’aviation dont les débuts modestes ne remontent qu’au mois de décembre 1903 avec le vol de 284 mètres en 59 secondes par les frères Wright sur une plage américaine.
Eugène Renaux et Albert Senouque sont en passe d’être les premiers à réussir le défi lancé par les frères André et Édouard Michelin en 1908 pour accélérer le développement de l’aviation en France. Ces derniers ont créé un grand prix de 100 000 francs avec le triple objectif, jugé impossible, de la distance, l’altitude et la vitesse. En effet, le record de durée de vol détenu par Henry Farman (frère de Maurice) n’était alors que de 1 min 28 s. Le programme était on ne peut plus simple sur le papier : relier Paris au sommet du Puy de Dôme en moins de six heures.
Ce mardi 7 mars à 9h 12, Eugène Renaux, pilote, et Albert Senouque quittent, dans le brouillard, Buc proche de Paris. Ils ont choisi ce jour-là pour ses conditions atmosphériques favorables. Ils emportent 300 kg de poids utile (aviateur, passager, essence, huile) et les consignes précises de Maurice Farman dont la prise progressive de hauteur à partir de Moulins pour faciliter l’atterrissage en haut du Puy de Dôme. Munis de casques protecteurs, ils se parlent à l’aide de cornets acoustiques. Ils déroulent leur vol sans anicroche avec une belle régularité : Montargis 10h 18, Cosne 11h 15, Nevers 11h 53 avec atterrissage pour faire le plein et manger sur le pouce (ils ont un peu souffert du froid pendant cette première partie et Senouque a les jambes ankylosées) et décollage à 12h 7 min 37 secondes, Moulins vers 13h, Gannat 13h 45, Clermont 14h 15 avant l’atterrissage sur le Puy de Dôme près des ruines du temple de Mercure. Il est 14h 23 min 20 s. Le pari est gagné : 380 km parcourus en 5h 10 min 46 s****. Une centaine de personnes seulement les ovationne car là encore les faux-départs précédents ont favorisé l’incrédulité.
Les deux aviateurs sont reçus par Marcel Michelin, Jacques Hauvet, MM Wolf, Mathias, directeur de l’observatoire du Puy de Dôme, et Sautin chronométreur officiel de l’Automobile Club de France. Après le champagne, on recueille leurs premières impressions. Renaux reconnaît que le vol était excessivement difficile et qu’il a plusieurs fois pensé à renoncer. Le vent provoquait de formidables remous notamment de Moulins à Gannat. La brume disparaissant sous l’effet du soleil créait des vides d’air de 30 à 40 mètres. Le guidage s’est effectué à la boussole et en suivant l’Allier après Nevers. Renaux a bien remarqué la place de Jaude noire de monde juste avant de voir le sommet du Puy de Dôme qui sortait du brouillard. Il est monté à 1 900 mètres. L’avion une fois posé s’est arrêté en deux mètres sur une plateforme raboteuse et exigüe. Le passager explique avoir eu du mal à rester assis sans bouger aussi longtemps et avoir été très secoué. Il a fait de son mieux pour lire la carte et se rappelle avoir vu Val-Fleury, Montargis, Briare, Nevers, Moulins à 500 mètres d’altitude, Riom à 1 200 mètres, Clermont à 1 300 mètres, puis à 1 900 après la cathédrale. Il regrette de ne pas avoir apporté son appareil photo.
Vers 16h 30, Renaux et Senouque arrivent à Clermont en automobile où les milliers de personnes qui les ont acclamés et agité des mouchoirs lors de leur survol de la cathédrale leur font un triomphe. Renaux doit paraître au balcon de l’hôtel de l’Univers où son ami et lui sont logés, car près de 3 000 personnes l’attendent. Ils sont les héros du banquet servi dans les salons de l’hôtel Terminus. Ils ont battu de surcroit le record de l’altitude avec passager avec 1 463 mètres contre les 586 de l’ancien record détenu par Alfred Lanser.
Un monument en leur honneur, œuvre du sculpteur clermontois Raoul Mabru, est inauguré en juillet 1923 à l’endroit même de l’atterrissage en présence du président de la République Alexandre Millerand. Il porte les inscriptions :
AEROCLUB D’AUVERGNE
CE MONUMENT EST ELEVE
EN SOUVENIR DE L’EXPLOIT
DE E. RENAUX QUI LE 7 MARS 1911
PARTI DE PARIS
SUR AVION FARMAN
ACCOMPAGNE DE A. SENOUQUE
ATTERRIT SUR CE SOMMET
APRES 5H10 DE VOL
REMPORTANT AINSI
LE GRAND PRIX MICHELIN
ICI
LE 7 MARS 1911, LE PILOTE E. RENAUX, ACCOMPAGNE DE
A. SENOUQUE SON MECANICIEN, POSE SON AVION FARMAN.
IL VIENT DE REMPORTER LE GRAND PRIX DE 100 000 F. OR CREE PAR
ANDRE ET EDOUARD MICHELIN EN 1908 POUR ACCELERER
LE DEVELOPPEMENT DE L'AVIATION EN FRANCE
CE PRIX VISAIT 3 OBJECTIFS AMBITIEUX :
DISTANCE, ALTITUDE, VITESSE.
IL ETAIT DESTINE A L'EQUIPAGE QUI RELIERAIT PARIS
AU SOMMET DU PUY DE DOME EN MOINS DE 6 H.
CES 3 OBJECTIFS, JUGES ALORS IMPOSSIBLES, FURENT ATTEINTS
EN 1911 PAR CES 4 HOMMES QUI CROYAIENT AU PROGRES.
Louis Delallier
* Biplan de type militaire d’envergure de 15m 50, d’une surface de 45 mètres carrés avec moteur Renault à huit cylindres, 50/60 chevaux, fabriqué tout exprès pour le raid Michelin.
** Eugène Renaux (1887-1955) commence enfant la bicyclette sur préconisation d’un médecin pour renforcer ses poumons. A l’âge adulte, il la pratique comme professionnel pendant 7 à 8 ans. En équipe avec Dumond, il bat les frères Loste et les frères Maurice et Henri Farman. Il devient ensuite motocycliste et gagne la course Paris-Saint-Malo en 1899. Il franchit une nouvelle étape en 1901 en se lançant dans le pilotage automobile et finit vainqueur à plusieurs reprises : courses de Château-Thierry et Gaillon 1903 et 1905, Coupe du Matin en 1906, coupe de la Presse organisée par l’Automobile Club de France sur le circuit de Lisieux en 1907. Lorsqu’il vend son agence automobile en 1910, il ne lui reste plus qu’à vivre de ses rentes, solution inenvisageable pour lui. C’est alors que Maurice Farman lui propose d’essayer l’aviation. Il ne lui faudra que quelques mois pour obtenir son brevet de pilote, moins de trois mois avant l’exploit du 7 mars 1911.
*** Albert Senouque (1882-1970) est à la fois un savant et un sportif. Physicien, il accompagne Charcot au pôle Sud sur le Pourquoi pas ? ; astronome, il observe les éclipses de soleil à Sumatra et Java en qualité ; météorologiste, il réalise de multiples ascensions au Mont-Blanc ; Il inaugure avec Maurice Farman la télégraphie sans fil en aéroplane et pratique la photographie aérienne. Il devient aviateur à son tour. Pendant la Première Guerre mondiale, son biplan est abattu par les Allemands et il est fait prisonnier. Il reprendra ses activités scientifiques après l’armistice.
**** Défalcation des 27 minutes d’arrêt à Nevers, le temps effectif étant de 4h 44 min soit une vitesse de 50,300 km/h.