La salle Faure de la rue de Villars propose aux Moulinois un spectacle d’un nouveau genre : le phono-cinéma-théâtre. Il s’agit du premier spectacle de cinéma parlant dont l’idée première revient à la comédienne Marguerite Vrignault.
Avec le soutien de l’industriel Paul Decauville (par ailleurs inventeur d’un système de voie ferrée étroite), et la collaboration d’Henri Lioret1 et de Clément-Maurice2, il est présenté à l’exposition universelle de 1900 à Paris.
Son principe est de synchroniser des images projetées et des voix d’acteurs enregistrées sur un phonographe à cylindre. On procédait d’abord à un enregistrement des scènes jouées, puis à l’enregistrement des voix en visionnant les films tournés. Les plus grands noms de l’époque se prêtent à cet exercice difficile : Coquelin aîné, Sarah Bernhardt, Réjane, Mariette Sully, Polin, Jules Moy, le clown Chocolat… On rapporte que, lors d’une scène de duel, la voix d’or de Sarah Bernhardt fut en partie couverte par le cliquetis des épées.
A Moulins, dans une salle aménagée pour recevoir ce matériel spécifique et bien chauffée, les spectateurs affluent dès la première représentation dans la soirée du mercredi 19 février. Il est interdit de fumer à l’intérieur pour ne pas perturber la netteté des images. On se préoccupait alors des effets du tabac sur la qualité du spectacle, mais pas sur la santé…
Le programme est alléchant à une époque où on dépasse rarement les limites de son département, voire de sa commune. Ce sont de courtes histoires dans des domaines très disparates :
« C’est papa qui prend la purge », « Les petits voleurs de tomates », « Le troisième larron », « Belle-maman muselée », « La fée printemps », « Le sorcier arabe », « Un drame à Venise », « Vie des forçats », « Le déserteur », etc.
Les samedi et dimanche, le programme est renouvelé et se colorise parfois :
« Voyage de l’ingénieur Mabouloff 3 », « Le voyage de Paris au soleil 4 », « Un voyage en Italie » (comprenant « Le carnaval de Venise » et « La fête des gondoles ») accompagné d’une conférence, « L’obsession de l’or », « La folie de Pierrot », « La poule aux œufs d’or », « Le charmeur ».
Il est augmenté de pièces humoristiques comme « La ceinture magnétique », « Les malheurs de Mme Bruand », « Le voleur de bécanes », de pièces chantées « Le pendu », « Le miracle de Noël » et d’une pièce qualifiée de sensationnelle « Le roman de Jenny l’ouvrière » (d’après l’œuvre de Jules Cardoze).
Les voix sont celles de Félix Galipaux (dramaturge, romancier, comédien, humoriste et violoniste), Marcadier, Maréchal.
Le bouche à oreille a été tellement efficace que la direction de la salle Faure doit refuser des entrées.
Heureusement, il reste deux séances pour satisfaire davantage de spectateurs ou permettre à certains de revenir pour découvrir la nouvelle affiche qui ouvre sur un monde tour à tour émouvant, touristique, imaginaire, comique.
Les mercredi 26 et jeudi 27 (à 15 heures, matinée pour les enfants et, à 20 heures, soirée de clôture), on peut se régaler à suivre des vues panoramiques (« Excursion à Naples », « Aux bains de mer de Boulogne »), des vues comiques (« L’oie du réveillon », « Les aventures d’un tonneau », « Le cardeur de matelas », « Le professeur Do-mi-sol »), des vues dramatiques (« L’honneur d’un père », « Pauvre mère »), des vues féériques (« Les cartes animées », « L’éventail magique ») et des vues sensationnelles (« Victimes de l’orage », « Au pays noir ou la vie du mineur » scène vécue en dix tableaux).
On ressort de ces voyages tous azimuts enchanté par tant de réalisme et sans fatigue oculaire !
Mais en coulisse, l’opérateur, lui, n’a pas le temps de rêver à d’autres lieux, d’autres temps. Il doit déclencher films et sons simultanément et veiller, durant toute la projection, à tourner la manivelle au bon rythme pour ne pas prendre d’avance ou de retard.
1 Henri Lioret (1848-1938) était le fils d’un horloger de Moret-sur-Loing. Devenu horloger à son tour, on lui doit un phonographe miniaturisé commandé par Émile Jumeau pour faire parler ses poupées.
2 Clément-Maurice Gratioulet, dit Clément-Maurice, (1853-1933) était photographe, réalisateur, producteur de films et scénariste français.
3 et 4 Films réalisés par Georges Méliès qui joue le rôle de Mabouloff, fantasque scientifique de la Société de géographie incohérente. Dans le deuxième voyage, ses collègues et lui parviennent à se poser sur le soleil au moyen de l’automabouloff intersidéral. Réfugiés dans une glacière pour échapper à la chaleur, ils regagnent la terre dans un engin submersible, tombent au fond de l’océan dont ils ressortent après une explosion causée par une pieuvre géante.
Louis Delallier