Hôpital Saint-Joseph, lundi 6 novembre 1905, Lucien Brun, 45 ans, meurt des suites de la tuberculose pour laquelle il était hospitalisé depuis deux mois. Aujourd’hui, et ce depuis très longtemps, personne ne se rappelle son existence.
Pourtant, à son arrivée à Moulins, ce fils de comptable, sait se faire accepter par la bonne société locale. Alors étudiant en droit, il présente sa candidature comme membre titulaire dans la classe de lettres de la Société d’émulation du Bourbonnais le 3 novembre 1882, présenté par messieurs Bouchard et Clairefond. Il est admis solennellement le 1er décembre.
L’année suivante, il termine une courte étude archéologique sur le Montet-aux-Moines (Le Montet), son village natal. Sa carrière de poète commence par la sortie d’une plaquette en 1882, Primavera, suivie de Bluettes en 1884, Fauvettes en 1890, Fleurs de mai en 1892, Reflets en 1895 qui seront réunies en 1904 dans un livre intitulé Le long de la route*, publié par Crépin-Leblond avec une couverture de Jean Desboutin**.
Au sujet de la guerre de 1870-71, Lucien Brun s’enflamme dans un poème écrit pour l’inauguration du monument en août 1902 (voir mon article à ce sujet) qui se trouve de nos jours dans le jardin de la gare :
[…]
« Qu’il est grand de mourir debout en criant :
Non ! Non ! tu n’as pas vaincu la France agonisante :
Le vengeur surgira de notre cendre ardente. »
[…]
Ce dernier vers étant une interprétation d’un vers de Virgile tiré de l’Énéide dont s’est inspiré le sculpteur Jean Coulon, auteur du monument.
Lucien Brun sort des limites de son département en entrant dans le deuxième des quatre groupes de dix troubadours qui composent l’Athénée des Troubadours de Toulouse, nouvellement créée. Nous sommes en 1890. Il en fait encore partie en 1894.
Mais son penchant pour l’alcool l’entraîne sur le chemin dangereux des mauvaises fréquentations. Les cafetiers moulinois reçoivent trop souvent sa visite. Quinze ans durant, il mène une existence misérable. Décharné, vêtu de haillons, il parcourt les rues pour distribuer des imprimés, ce qui lui rapporte juste de quoi survivre. On le voit parfois aussi quêter à la porte des casernes avec ses copains de bouteille et d’infortune.
Au mois d’août précédant sa mort, il rate de peu le legs annuel Robichon***. Cette récompense aurait pourtant été la bienvenue tant sur le plan financier que moral. En séance, son nom est proposé pour une attribution à moitié avec Vital Péron de Doyet, auteur d’un ouvrage sur le Japon. Seulement, certains élus craignent que cette répartition ne dévalorise les lauréats. S’ensuit une discussion qui aboutit au report de la décision à la session de printemps, trop tard pour Lucien.
Bien que mort dans le plus grand dénuement, il n’en a pas moins conservé quelques fidèles qui tiennent à lui assurer une sépulture décente. Une souscription publique est ouverte par le Courrier de l’Allier. Elle comprend les dons ordinaires et le produit de la vente des derniers livres disponibles à l’agence du journal (3,50 francs l’exemplaire). Le 16 novembre, tout est vendu.
L’éditeur Crépin-Leblond, qui en possède trois, en met deux sur le marché, l’un sur papier vergé de Hollande à 10 francs, et un sur papier Japon impérial à 20 francs. De plus, un rappel des invendus chez les libraires bourbonnais permet à trois autres acheteurs de participer à la collecte de fonds.
François Méténier, bouquiniste au 86 rue de Paris, envoie deux francs pour la tombe et s’engage à l’entretenir et la fleurir. On comprend mieux cette volonté de rendre hommage au poète après avoir lu le texte de 3 pages intitulé Le Bouquiniste où sa boutique est mise à l’honneur.
En tout, 345,60 francs sont recueillis pour la réalisation du caveau en calcaire de Valigny, l’achat d’une concession de 15 ans et le transfert de Lucien de la fosse commune dans sa sépulture personnelle.
Pour le 15e anniversaire de la mort de Lucien Brun, en novembre 1920, un nouvel appel aux dons est lancé par le Courrier de l’Allier. Le temps a passé, mais ceux qui ont connu le poète font encore preuve de générosité, à la hauteur de leurs moyens. Il faut 287,25 francs pour une concession de 30 ans. La somme de 278 francs est réunie en quelques jours :
groupe de télégraphistes et de téléphonistes moulinois, 20 francs - Anonyme, 10 francs - Marthe, 10 francs - Abel Faure, 10 francs - Pichonnet, 10 francs - Péron, 5 francs - Henri Baguet, 10 francs - Gabriel Faure, 10 francs - anonyme, 5 francs - Étienne Piquet, 2,50 francs - E. S., 1 franc - P. Chatron, 5 francs - anonyme, 20 francs – Bouquet, 1 franc – Aubouard, 2 francs - Hélion, 2 - Bussière, 2 francs - Sulpice, 1 franc - Charles Jouanin, 1 franc - Anonyme, 5 francs - Henri Buriot, 5 francs - J. Pillaudin cordonnier, 1 franc - une grand-mère qui a beaucoup connu le poète, 5 francs - Une petite artiste, 5 francs - Loizel frères, 5 francs qui s’ajoutent aux 124, 50 francs déjà reçus, soit 278 francs.
Le 9 décembre, est publiée une courte lettre de Paul Herblay, artiste peintre, dont le beau-père Paul Moretti, marbrier moulinois (entreprise toujours en activité en 2019), offre de remettre en état la tombe dont il avait assuré la façon à des conditions désintéressées en 1905.
La tombe de Lucien Brun, très sobrement égayée d’une branche de laurier, est toujours visible dans l’allée centrale du cimetière de Moulins.
Voici un extrait de La Chute qui se passe de commentaire :
[…]
« Le cœur triste, il s’en va, des larmes aux paupières,
Descendant lentement l’échelle des misères.
De partout et de tous, le voilà rebuté ;
Par de cruels soucis constamment tourmenté,
L’une après l’autre, il voit périr ses espérances ;
Son aspect embarrasse, on s’écarte de lui ;
Du plus loin qu’on le voit on l’évite, on le fuit,
Sans désirer connaître ou guérir ses souffrances :
C’est la chute profonde, et peut-être demain
Sera-t-il obligé de vous tendre la main !
Ah ! maintenant, pour lui c’est l’Enfer qui commence !
Il s’enlise au bourbier d’autant plus qu’il avance.
Il va de ville en ville au hasard du chemin.
Plus d’habit, plus d’argent, plus de mise décente,
C’est bien le condamné des neuf cercles du Dante,
L’éternel Vagabond banni du genre humain.
Une pensée alors vient traverser, rapide,
Son esprit et, rêveur, il songe au suicide. »
[…]
Louis Delallier
*L’ouvrage de 203 pages a pu être édité grâce à 147 souscripteurs parmi lesquels Auguste Delaume, négociant, Léonce Delinière, entrepreneur de camionnage, Henry Faure, docteur ès-lettres, Louis Grégoire, libraire (25 exemplaires), Paul Iaman, horloger, Louis Loizel, brasseur, Marius Marnas, photographe, Mgr Jean-Baptiste Melain, protonotaire apostolique, François Méténier, bouquiniste, Joseph Méténier, épicier, Paul Moretti, entrepreneur de sculptures, George-J. Payre à Brăila en Roumanie, François Raquin, tapissier, Auguste Sauroy, artiste-peintre, Jean Sèque, industriel. Il est préfacé par Alexandre Bécanier, secrétaire-adjoint de la chambre de commerce et comprend 59 poèmes.
** Fils de Marcellin Desboutin, notre grand peintre et graveur bourbonnais.
*** Ce legs est attribué aux personnes, nées dans l'Allier, qui se sont « distinguées par leur bravoure et leur dévouement, science et art et découverte dans le département ». Le major Louis Robichon a légué 100 000 francs au département de l'Allier en 1848, ramenés à 20 000 francs à la suite d’une contestation des héritiers, placés en rente d’Etat qui doivent représenter un rapport de 800 francs chaque année. Le conseil général du Loiret, dont était originaire Louis Robichon, reçoit la même somme.