Mi-décembre 1943, les salons de l’hôtel de Paris accueillent une exposition de peintures de Robert Jaeger et de Mademoiselle Picandet, Moulinoise. Robert Jaeger, dont la renommée est grandissante, présente ses œuvres (paysages à l’huile et dessins à l’encre de Chine) pour la première fois à Moulins.
Parmi celles-ci :
Château des ducs à Bourbon-l’Archambault
Jacquemart vu de la caisse d’épargne
Vue générale de Sainte-Catherine
Cure d’Avermes
Les bords de l’Allier à Avermes
La prison de Moulins « la Malcoiffée » réalisée en 1943.
« J’ai été frappé à Moulins, au cours d’une chaude matinée d’été par la lumière enveloppant la Mal-Coiffée vue de l’angle de la place de l’Ancien-Palais. C’était magnifique de netteté, de couleur et l’atmosphère était translucide. Je me suis arrêté longuement à contempler ce paysage et la pensée tout naturellement m’est venue d’en fixer les beautés sur la toile. Le caractère de votre ville est spécial. Son intérêt réside dans les maisons du XVe siècle et la lumière de ses ciels qui patine les vieux toits et les vieilles murailles d’un vernis incomparable. Le ciel de Moulins, c’est comme un vélum tendu au-dessus de la ville dominée par ses clochers et son Jacquemart. C’est un peu aussi de la grisaille sur fond d’azur, ce qui permet au peintre de varier sa palette à l’infini. A Moulins, il y a beaucoup à faire pour l’art pictural, l’on peut s’y attarder longtemps et y découvrir, chaque jour, une beauté nouvelle. Aussi, croyez-moi, cette première exposition sera suivie d’une autre l’année prochaine.
En peignant les bords de l’Allier, je me suis souvenu d’une certaine toile de Sisley et j’ai éprouvé une grande joie artistique. J’ai vu beaucoup de paysages, mais le Bourbonnais, je dois le dire, m’a particulièrement retenu par son charme pittoresque, sa belle lumière et la douceur de ses lignes. Mais, nous dit en terminant M. Jaeger, je ne serai pas seul à mon exposition. A côté de mes toiles, il y aura celles de Mlle Picandet et vous verrez quelles fleurs charmantes cette artiste sait peindre. »
Il participera, hors catalogue, début juin 1944, au salon de peintures organisé par le syndicat d’initiatives avec son Jacquemart, déjà exposé à Moulins.
Tout semble lisse et, somme toute ordinaire, chez cet artiste parisien qui apprécie Moulins et en fait même l’éloge. Mais s’il est y venu plusieurs fois, ce n’est pas seulement pour sa lumière, ses vieilles pierres, son caractère.
En effet, Robert Jaeger résiste depuis 1941 pour le réseau « Vengeance ». Il utilise son statut de peintre et de maître de conférences en histoire de l’art pour faire passer des messages aux résistants locaux. Un mauvais jour, dans le train, deux S.S lui font comprendre qu’il est repéré. Il n’a alors plus qu’une idée en tête se débarrasser discrètement du message écrit, comme d’habitude, à l’encre sympathique sur la dernière feuille de son paquet de papier à cigarettes Zig-Zag. Et, comme il le relatera lui-même plus tard, il décide tout naturellement de fumer une cigarette après avoir demandé l’autorisation aux deux Allemands, ses voisins de compartiment… Il ne lui reste plus qu’à rouler son tabac dans la feuille compromettante et à la transformer en fumée. A Moulins, il est conduit à la Gestapo, mais ne porte rien de suspect ce qui lui évite le pire.
Ses séjours à la Mal-Coiffée et les mauvais traitements n’auront pas eu raison de son courage déjà éprouvé au cours de la Première guerre.
Il s’est engagé à 20 ans dès 1914, encore sous le coup du décès de sa mère en 1912. La fièvre typhoïde l’éloigne un temps de son régiment de zouaves. Il reprend du service dans la marine, puis dans l’armée de l’air, ce qui lui vaut de se retrouver sous le feu de l’ennemi au large des côtes du Crotoy avec comme seule issue de s’éjecter de son avion. Repêché inconscient et grièvement blessé, il a devant lui deux années d’hôpital. Paraplégique, il bénéficie des dispositions exceptionnelles prises en faveur des grands blessés et obtient un diplôme d’architecte et un certificat en décoration. Grâce à sa volonté inébranlable, il parviendra à remarcher avec deux cannes.
La peinture prend de plus en plus de place dans sa vie. Son travail de décorateur le fait voyager sans que cela ne l’empêche de continuer à progresser en peinture. Il apprend très sérieusement avec François Flameng, Othon Friesz, Raoul Dufy. Il expose en France et à l’étranger (Lausanne, Genève, Gand, Luxembourg, Pays-Bas, etc.). Les gouvernements espagnol et suisse lui achètent chacun une toile.
Par ailleurs, passionné de musique, il étudie l’art du Bel canto et entre à l’opéra de Bordeaux et à celui de Paris en 1930. Toutefois, la peinture restant son principal centre d’intérêt, il y retourne pleinement. En 1932, il épouse Yvette avec laquelle il a deux filles, Anne-Marie et Agnès.
Huit ans après son mariage, l’appel du général de Gaulle le poussera à résister à l’ennemi encore une fois. Du transport de messages, comme vu plus haut, au sabotage de voies ferrées, il n’aura de cesse d’agir pour délivrer son pays de l’envahisseur. L'autoportrait illustrant cet article porte la mention : Pour ma chère femme, cette ébauche de portrait a été exécutée juste avant mon départ pour une mission dont je ne pensais pas revenir en avril 1944 : sabotage de voies ferrées à Auvers- sur-Oise.
Après la Libération, il poursuit sa carrière malgré la fatigue et les douleurs dues à ses blessures de guerre et malgré le chagrin provoqué par le décès de sa femme en 1954. Il meurt à Cannes le 7 août 1983.
Louis Delallier