Napoléon 1er, dont les troupes stationnent à Madrid, obtient l’abdication du roi d’Espagne, Ferdinand VII et le remplace par son propre frère Joseph. La réaction ne se fait pas attendre. Le soulèvement est général et conduit à la guerre d’indépendance espagnole qui s’étalera de mai 1808 au mois d’avril 1814. L’armée française doit faire face aux guérilleros espagnols et aux Anglais venus en renfort auprès des Portugais occupés eux-aussi par les soldats napoléoniens.
Les Français expédient leurs prisonniers espagnols en France, au camp d’Autun en Saône-et-Loire. Pour atteindre leur destination, il leur faut traverser nombre de villages et de villes où ils séjournent sous bonne garde. Mais ce ne sont pas ces hommes les plus dangereux. C’est le typhus dont ils sont porteurs qui décime les populations approchées.
A Moulins, le 24 décembre 1809, le commissaire des guerres, Jean-Baptiste Guérinet, reçoit une lettre de l’ordonnateur de la 11e division de Bayonne l’informant qu’il passerait 14 000 prisonniers en 5 détachements. Il prévient le maire de Moulins, Claude des Roys, qu’il faudra procurer logement, paille, bois, ustensiles nécessaires à la cuisson des aliments à ces hôtes d’un nouveau genre. Le maire est prévenu, lui, le 6 janvier, par le préfet de l’Allier, François Pougeard-Dulimbert, du passage de 9 200 prisonniers de guerre espagnols et de la nécessité de les héberger. Et ce n’est pas fini. Le 17, le préfet rajoute un convoi de 450 hommes dont 160 malades attendu pour le 22, puis un convoi de 110 hommes, tous malades, pour le 23 et de 400 malades pour le 24.
Tout se passe dans la confusion et le désarroi. Les dates ne sont pas respectées. Jean-Baptiste Guérinet n’est pas tenu au courant des changements. Une arrivée à l’improviste entraîne des vols. Des malades espagnols attendent, place de la mairie, leur placement quelque part, et ce plusieurs heures dans la boue et sous la pluie. La rivalité entre les administrations civile et militaire n’est pas pour rien dans ce désordre.
Ces prisonniers ne sont pas les premiers à avoir atteint Moulins. Depuis des mois, on sait que quelque chose ne va pas. Mais la municipalité n’a toujours pas pris de mesures pour enrayer la propagation du typhus qu’on appelle ici « contagion espagnole ». À leur décharge, les élus n’ont pas pris conscience de sa dangerosité, même si le nombre de décès aurait dû les alerter. En effet, le 13 février 1809, les médecins de l’hôpital Saint-Joseph, unanimes, déclarent que les prisonniers ne souffrent que d’une fièvre bénigne non contagieuse. Il faut encore un an avant que des médecins de la faculté de Paris ne tirent la sonnette d’alarme.
Consigne est donnée aux infirmiers d’observer la plus grande propreté, d’enlever les déjections, de renouveler l’air et de le purifier par des fumigations d’acide muriatique oxygéné suivant le procédé de Gaston de Morveau. On recommande de placer les malades dans des maisons vastes, bien aérées, éloignées des habitations, de laver, exposer aux mêmes fumigations ou à des gaz sulfureux les vêtements et objets des malades, prisonniers ou habitants.
Le ministre de l’Intérieur, Jean-Pierre de Montalivet, répond le 24 février au préfet de l’Allier qui s’interroge sur les risques de contamination : « Je ne partage point l’opinion qui paraît exister dans votre département sur la nature de l’affection qui y règne, opinion suivant laquelle cette affection serait épidémique. Je crois vous prévenir à ce sujet qu’il a été généralement reconnu que la même maladie, qui exerce ses ravages dans plusieurs autres départements, ne se contractait nullement par l’influence de l’air, surtout avec la température actuelle. »
La fièvre des camps, des prisons ou des casernes ne peut pas être considérée comme une épidémie parce qu’elle ne se transmet pas par l’air…
C’est ainsi que, pendant presque deux ans, les médecins bourbonnais se conforment à des instructions imprécises, voire inexactes. Et c’est ainsi que l’épidémie, après le personnel soignant et les miséreux, touche toutes les couches de la population. En 1812, l’état-civil de Moulins enregistre 864 morts, (soit presque le double de l’année ordinaire de 1808) dont 386 Espagnols.
Parmi eux :
Léonard Fernandez - Manuel Munoz, le 18 mars.
Vicente Gerbal - Michel Balestro - Joaquin Puymo - Gabriel Garcia - Pedro Puylo, le 19 mars.
Gabino Quiroga - Mariano Segobia - Salvador Gabaliou - Augustin Lopez -Juan Colz - Joseph Gonzales - Domingo Santos - Antonio Masou, le 20 mars.
Meringal Lingal - Antonio Carmen - Joseph Estella - Alphoso Munox, le 21 mars.
Certains des prisonniers décédés ne figurent dans les registres que sous l’appellation « prisonniers de guerre espagnols » avec l’explication que leur nom n’a pu être obtenu à cause de leur état de faiblesse et de la difficulté à comprendre leur langue par manque d’interprète.
En avril de cette même année, enfin, une instruction générale en 30 points qui s’appuie sur les constats et préconisations de médecins de la faculté de Paris est rédigée par le ministre de l’Intérieur. Ce dernier ne reconnaît toujours pas l’épidémie ! Il aura fallu quatre ans pour que des mesures réalistes soient transmises. Leur effet permet de diminuer sensiblement le nombre de morts chez les prisonniers, principales victimes du fléau, car on passe de 386 en 1812, à 26 en 1813 et 7 en 1814.
Dans la foulée, monsieur de Montalivet demande la suspension de l’envoi des prisonniers espagnols à Moulins. Son collègue de la guerre, Jean-Girard Lacuée, comte de Cessac, tarde à répondre favorablement et n’hésite pas à substituer aux Espagnols, le 29 septembre 1813, 600 prisonniers autrichiens et prussiens porteurs eux-aussi de la maladie.
Parmi les morts du typhus à Moulins, on compte plusieurs membres des autorités, cinq médecins ou chirurgiens et une religieuse de l’hôpital Saint-Joseph. Jacques Arnaud, médecin, reprend le service désorganisé par le décès de ses confrères. Il organise les inhumations et les désinfections avec méthode et courage et réussit à calmer, bien que difficilement, la population affolée.
En 1812, ont été terrassés par le typhus Gilbert Gozard, capitaine de gendarmerie impériale (le 21 mars à l’âge de 48 ans), Jean-Baptiste Guérinet, le commissaire des guerres (le 30 mars à l’âge de 56 ans), Jean de Dieu François de Sales de Cressac, payeur du département (le 13 avril à 35 ans).
Louis Delallier