Pendant des années, des pêcheurs d’un drôle de genre s’affairent de jour comme de nuit sur les bords de l’Allier sans crainte de la maréchaussée. En effet, les Chaput, Boucat, Laurand et autres comparses sont régulièrement interpelés, verbalisés et jugés. Les 60 à 80 francs d’amende et les 30 francs de dommages et intérêts (exceptionnellement payés) et la confiscation de leur matériel ne les font pas reculer. Ils ne comparaissent presque jamais devant le tribunal sauf s’ils sont déjà en prison. Quelques-uns prennent la poudre d’escampette vers la Saône-et-Loire ou la Loire pour se faire oublier un temps.
Pendant l’été 1909, ils donnent bien du fil à retordre aux gardes pêche et aux gendarmes.
En juin, la pêche est fermée. Jacques Chaput, Benoît Vignon et Laurent Basset sont pris en flagrant délit à Nomazy par le garde-pêche Tournigand qui use de finesse pour les surprendre. « Il est malin, le vieux ! » dira Jacques Chaput lors de son passage devant le juge.
Dix jours après seulement, le 23 juin, vers une heure du matin, Louis Clément, garde, tombe sur Jacques Chaput, Benoît Vignon et Antoine-Marie Laurand, dans la rue de Tanneries, alors qu’ils colportent du poisson. Il faut croire que le métier est lucratif car le même jour vers 15 heures, les trois lascars retournent pêcher illicitement, non loin d’Avermes, à l’aide d’une « ragasse » (chaîne à os).
Trois nuits plus tard, deux gendarmes à cheval font leur ronde rive droite lorsqu’ils aperçoivent des lueurs suspectes éclairant l’eau. Après avoir reconduit leurs montures à l’écurie, ils reviennent à pied avec du renfort pour mieux appréhender Jean-Baptiste Jolly, en compagnie de Léon Thomas et Antoine Viroulet, des habitués.
Ce petit jeu de cache-cache aurait pu finir par mal tourner. Dans la nuit du 2 au 3 juillet, deux groupes de trois braconniers, Benoist, Jacques Chaput et son frère Léon, Benoît Vignon, Jean Mure et Laurent Basset opèrent à Nomazy. Quand Tournigand intervient, Jacques Chaput le fait tomber en se jetant sur lui et lui vole son arme. S’ensuit une sérieuse bagarre que les autres arrivent à stopper. Un procès-verbal est dressé. Chaput ne restituera le révolver que deux jours plus tard. Il se justifiera le mois suivant au cours de son procès en affirmant que « c’était pour rigoler ». Son avocat, maître Chirol, met en avant les glorieux antécédents militaires de son client décoré de la médaille du Tonkin, de la médaille de sauvetage et cité à l’ordre de l’armée pour avoir sauvé la vie de son capitaine, et son comportement exemplaire en prison où il rend des services. A l’énoncé du verdict, seulement un mois de prison, Jacques Chaput amuse la galerie avec un salut militaire et un demi-tour tout aussi militaire.
Jean-Baptiste Jolly, lui, est repris la main dans le sac sous le pont de fer et sous le pont Régemortes deux jours de suite.
Début août, Pierre Boucat et un collègue entreprennent des travaux pour gagner en efficacité. Ils sont en train d’obstruer un bras de la rivière près de l’hippodrome quand Tournigand leur tombe dessus.
Mais, les choses se gâtent avec le signalement d’un cas d’intoxication légère après consommation de poissons capturés du côté de l’hippodrome où se déverse le ruisseau des égouts. Et cette question sanitaire ne va pas en s’arrangeant avec l’emploi de produits chimiques dont le pouvoir de destruction rapide et large rentabilise les sorties illicites… Sans scrupules, des irresponsables ont empoisonné la boire de Vermillières (au sud du pont de fer) avec des dragues vénéneuses. Une pêche abondante prometteuse de rentrées d’argent passe avant toute autre considération.
La suite du mois d’août n’est pas plus reposante pour les gardes qui, ne pouvant agir qu’en cas de flagrant délit, doivent être sur le terrain à toute heure du jour et de la nuit. Ils font détruire un barrage sous le pont Régemortes, stoppent une pêche au feu en face des bateaux-lavoirs pour ensuite intervenir, l’après-midi, auprès de deux individus qui traînent un épervier aux abords du pont de fer.
Une nuit, Michaud, brigadier des eaux et forêts, et Tournigand, notre garde-pêche infatigable, mettent en fuite une bande de braconniers à la gare aux bateaux. En revenant vers le pont Régemortes, ils verbalisent Pierre Boucat, Armand Bouhet et Antoine Viroulet, domiciliés dans les bas-quartiers (actuels quartier des Mariniers) pour pêche au feu.
Moins de 24 heures plus tard, c’est Philibert Audin et Joseph Blanchet, maçons, qui écopent d’un PV pour s’être livrés à la pêche au feu et la pêche à la fourchette avec une lanterne à réflecteurs et des tridents.
Les gendarmes qui font aussi des tournées dans le secteur sont rarement bredouilles. A la fin du mois, en aval du pont Régemortes, Pierre Boucat, Antoine Laurand et Michel Gerbier construisent deux barrages sur un des bras de la rivière. Lorsqu’il voit les uniformes, Laurand prend ses jambes à son cou avec la nasse en cours de remplissage.
Pour finir cet incroyable festival de chassés-croisés, Léon Thomas, domicilié rue Derrière-la-Caserne, se fait remarquer à cause du reflet dans l’eau de sa lampe à acétylène. Il est armé d’un trident, arme-outil au maniement rapide qui laisse peu de chance aux poissons.
Pour contrer ces délits, la police recommande à la population de s’informer de la provenance du poisson vendu dans les rues par des hommes porteurs de corbeilles de carpes, d’ablettes, brochets, goujons provenant de l’Allier ou encore des étangs du voisinage.
Louis Delallier