Dès 6 heures du matin ce vendredi 31 mai 1895, c’est le branle-bas-de-combat à Moulins. Les clairons et les tambours de la compagnie des sapeurs-pompiers et des sociétés de gymnastique sonnent le réveil en plusieurs endroits et en profitent pour répéter. La population ne doit pas perdre de temps même si le président de la République est attendu seulement à 11h 50, population qui a su prendre les devants côté pécuniaire en louant à un bon prix des places aux balcons et fenêtres. Une pancarte avenue Nationale indiquait la veille encore 4 fenêtres à louer.
A l’heure dite, des salves d’artillerie retentissent pour l’arrivée du train présidentiel. Elles sont tirées par une section militaire de Clermont-Ferrand. La Lyre moulinoise et les enfants de Saint-Hilaire sont en bonne place dans la cour de la gare. Le président est reçu par les autorités locales* et trois jeunes Bourbonnaises aux couleurs bleu-blanc-rouge (Mlles Sorrel, Dupré et Echégut). Le cortège qui se forme à la suite du président** gagne la préfecture par l’avenue Nationale et les Cours.
Au rond-point de la coupole, un arc-de-triomphe illuminé avec des lampes électriques accueille le président qui ne se doute pas des efforts fournis par les invisibles qui ont eu à conduire l’électricité tout le long de l’avenue nationale jusqu’au théâtre. En effet, du balcon, il fallait pouvoir projeter des rayons de lumière sur la statue de la République surmontant la fontaine en rocaille. Il n’a pas idée non plus de l’ingéniosité technique dont a dû faire preuve Jean-Louis Gannat, architecte-voyer municipal, pour estomper le défaut de perspective créé par le non-alignement des deux parties du boulevard de Courtais.
Après la réception officielle, les personnalités se rendent à l’hôpital général rue de Paris. Au retour, elles empruntent la rue François-Péron, les rues de l’Horloge, d’Allier, la place d’Allier, les rues Blaise-Pascal et Régemortes, un parcours étudié avec soin. En haut de la rue Régemortes, un nouvel arc de triomphe attend Félix Faure. De huit mètres de large et douze de haut, il est l’œuvre des employés municipaux. La garnison s’est chargée de la décoration composée de trophées d’armes.
Les morceaux musicaux dûment joués et écoutés, ces messieurs reprennent leur déambulation par l’avenue d’Orvilliers, le boulevard Ledru-Rollin, la rue Achille-Roche où une visite à l’hôpital civil et militaire Saint-Joseph est programmée avant le départ du président et de son entourage à 15h 50.
La sécurité n’a pas été négligée. Cinq agents de la police secrète ont investi la ville dont trois de Lyon et deux venus de Paris. A ces hommes sont adjoints messieurs Judicelli, commissaire de police à Lyon, et Dumas, commissaire spécial de Montluçon.
Les journalistes accrédités sont des pointures de la profession : Charles Chincholle du Figaro (un des maîtres du reportage, qui fut le dernier secrétaire d’Alexandre Dumas), H. Valoys, du Journal, Eugène Clisson de l’Evénement, Léon Pognon de l’agence Havas, et quelques autres.
Les préparatifs pour donner à la ville et aux bâtiments publics une splendeur à la fois festive et solennelle ont été menés bon train durant des semaines. Les travaux de restauration de la préfecture sont terminés la veille au soir. A en croire la presse, il y avait du travail : couloirs, salons tombant en ruine, porche d’entrée et grand escalier dans un état lamentable (repris tout en faux marbre et rampe en bronze antique). La maison Dufour a remis à neuf corniches et chapiteaux.
Le préfet, magnanime, offre aux ouvriers des maisons Petot (peinture), Ferdinand Buvat (tapisserie) et Treyve (horticulture) un lunch à 19 heures et les félicite pour leur rapidité et leur bon goût.
Sur le parcours ont été plantés des mâts tricolores tous les 8 mètres (112 mâts de 9/10 mètres et 394 de 5/6 mètres). Ils font partie d’un ensemble décoratif comptant aussi 1 613 drapeaux, 400 oriflammes, 33 grands écussons et 35 petits et des sapins de chez Bonin, maire de Trévol. Un portique en bois rustique dressé sur la place de Paris a été agrémenté de verdure, guirlandes, trophées, drapeaux tout comme la porte de Paris. Un buste de la République, œuvre de Léon Lecrenier (élève du Moulinois Fournier des Corats) domine la place de l’Hôtel-de-ville depuis le balcon de la mairie.
Place d’Allier, ce sont mâts enguirlandés de verdure et ornés d’une profusion de drapeaux. Au centre, trône un mât monumental où sont attachées des guirlandes reliées aux toitures des maisons. Deux portiques éclairés de chaque côté de la fontaine sont du plus bel effet. La fontaine elle-même a été surmontée d’une sorte de tire-bouchon lumineux d’où part une cascade de jets de lumière. On doit cette réalisation originale à la compagnie du gaz.
La gare n’a pas échappé à une grande révision de tout ce que le président verrait : vitres de la grande marquise de l’intérieur, murs lavés avec la pompe à incendie de la gare, peintures rafraîchies, transformation de la salle d’attente en salle de réception avec tentures rouges frangées d’or. Une porte de sortie sur la cour de la gare a été créée.
Cette dépense d’énergie et d’argent n’est pas du goût de tous car la visite présidentielle n’aura duré que 4 heures malgré l’insistance de la délégation moulinoise qui fut dépêchée à Paris pour obtenir plus de temps. En effet, en mars, le préfet, les trois sénateurs (Eugène Bruel, Joseph Chantemille et Victor Cornil), les députés Jules Gacon, Pierre Ville et Félix Mathé et le bureau du conseil général (Messieurs Patissier, Bignon et Durin) avaient obtenu une audience auprès du président.
Mais la visite officielle fut un succès populaire sans conteste. Au moins 15 000 personnes sont arrivées de l’extérieur pour assister à l’événement. Les compagnies de chemin de fer qui avaient affrété des trains spéciaux ont comptabilisé 5 023 billets vendus (2 735 PLM - 1 238 PO - 1 050 pour l’Économique). Un boucher avait pris ses précautions en abattant 4 bœufs, 40 moutons et 20 veaux pour faire face à une demande qu’il estimait à 4 000 kg de viande.
Après le départ du Président pour Clermont-Ferrand, toutes les sociétés ont défilé entre la gare et la place de l’Hôtel-de-Ville où ont été remises les médailles commémoratives de l’évènement. Plusieurs concerts ont régalé le public au kiosque près de la préfecture (inauguré de justesse la veille), place d’Allier, place de l’Hôtel-de-Ville et place du Théâtre, suivis d’un bal monstre au marché couvert. Les trains ne repartant qu’après 23 heures, les voyageurs ont eu tout le loisir d’y virevolter.
Le quotidien La Croix de l’Allier du 2 juin, dans son compte rendu, note le bémol des oriflammes maçonniques tendues dans la rue de l’Horloge, cadeau de M. Page-Auboire, habitant de la rue à ses voisins qui n’ont rien remarqué de particulier et qui, peut-être, se seraient bien gardés de mettre ainsi en avant l'appartenance de Félix Faure à la franc-maçonnerie.
Louis Delallier
P. S. : voir aussi mon article sur éventualité de la présence d'un sosie en lieu et place de Félix Faure.
*Général Veil d’Espeuilles commandant du 13e corps d’armée, préfet et son secrétaire général, Joseph Sorrel, maire et deux adjoints, le général de brigade Bousson, commandant la subdivision, les sous-préfets de Montluçon, Gannat et Lapalisse, les sénateurs et les députés ainsi que le bureau du conseil général.
Le président est accompagné des ministres de l’agriculture et de l’intérieur avec leurs chefs de cabinet, du général Tournier, secrétaire général de la présidence, de M. Le Gall, directeur du cabinet, Germinet, capitaine de frégate, du lieutenant-colonel Ménétrez, du commandant Lombard, du capitaine La Mothe, de M. Jezierski, directeur du Journal officiel.
A la préfecture sont présents : Mgr Dubourg, évêque, l’inspecteur d’académie, Aubry président du tribunal civil, etc.
Sociétés participantes : Saint-pourcinoise, Gannatoise et Bourbonnaise pour les gymnastes, Enfants de la Besbre, Enfants d’Yzeure, Union musicale de Saint-Pourçain, Trompettes de Digoin, Fanfare de Souvigny, Union musicale du Montet, Fanfare de Cosne, Lyre bourbonnaise, Union musicale de Saint-Gérand-de-Vaux, Fanfare de Diou, Réveil de Pierrefitte, Avenir de Neuilly-le-Réal, Union chorale de Moulins et Union musicale de Doyet.
**La voiture dans laquelle s’assoit Félix Faure sort des magasins de messieurs Rothschild carrossiers à Paris, avenue de Malakoff. Elle a été louée par la carrosserie moulinoise Fauconnier chez qui la commission des fêtes a retenu pas moins de vingt-cinq voitures à cheval. Huit conducteurs portent la livrée réglementaire et dix-sept un habit noir et un chapeau rond.