Madame la marquise de Baër sait se faire apprécier à Moulins grâce à ses largesses. Pour la transporter ou la servir, les cochers et les garçons de café reçoivent de généreux pourboires jusqu’à 20 francs parfois. Ils ne sont pas avares de courbettes et de compliments avec cette personnalité qui prend des airs de femme pressée tout en minaudant malgré ses soixante ans. Elle raffole du Picon*-citron, peut-être pour soulager les rhumatismes dont elle se plaint… Elle vit rue Denis-Papin, dans une pimpante villa près de la voie ferrée qui sépare Moulins et Yzeure.
Un jour, un employé de magasin qui s’y présente est accueilli par Mlle Wehrlin. Celle-ci lui demande de revenir car Madame la marquise est en train de se faire masser. A son deuxième passage, Madame est enfin disponible. Et elle ne se gêne pas pour faire remarquer que le meuble qu’elle reçoit est poussiéreux, mais l’accepte et donne 5 francs au livreur pour qu’il achète des fleurs à sa femme.
Cette grande dame aux manières typiques de sa classe sociale est pourtant tout près de descendre de son piédestal, voire d’en tomber. Le mardi 3 février 1925, celle qui mène grand train depuis six mois à Moulins se rend dans un établissement de crédit pour y toucher un mandat de 150 francs au nom d’Hélène Wehrlin. Le directeur, alerté préalablement par l’un des frères Wehrlin (expéditeur régulier d’argent), exige une preuve d’identité. Cela déstabilise la marquise qui se sait alors démasquée.
Elle se nomme en réalité Eugénie Noël, ex-épouse Baër, et n’est que la demoiselle de compagnie de Mlle Wehrlin sur qui elle a pris un ascendant formidable. On découvre rapidement qu’elle n’en est pas à son coup d’essai car une vingtaine de milliers de francs sont déjà allés dans sa poche. Eugénie Noël reconnaît avoir purgé une peine de prison de deux ans à la maison centrale de Rennes pour recel. C’est donc un retour en prison, à la Mal-Coiffée moulinoise cette fois-ci.
Son procès se déroule le vendredi 8 mai 1925 à Moulins. Elle ne comparait pas avec l’apparence d’une marquise même déchue. Elle est vêtue et chapeautée de noir, simplement, sans gants (détail important à cette époque pour une femme), visage « rouge recuit » où les lèvres bougent sans cesse.
Six témoins déposent, à commencer par Hélène Wehrlin, 58 ans, très émue et intimidée, dont la voix est difficilement audible. Elle raconte avoir offert, par l’intermédiaire d’une société de patronage des condamnés libérés, une chambre chez elle à Paris à Eugénie Noël pour quinze jours. Le bon comportement de cette dernière l’a amenée à s’y intéresser davantage. Elle lui confiait son appartement pendant ses nombreux voyages et a été très bien soignée par elle pendant une maladie. Il semble que les choses aient pris un mauvais tour lorsqu’elles sont arrivées à Yzeure en juillet 1924. Son employée a gardé pour elle un versement de 3 000 francs dont l’avait chargée Mlle Wehrlin, puis s’est montrée menaçante. Le Président du tribunal, M. Mallet, pose la question de la boisson qui pourrait expliquer ce changement de comportement. Mlle Wehrlin confirme les sorties nombreuses d’Eugénie, mais affirme qu’elle ne buvait pas à la maison. Elle parle aussi de ses fréquentations dont un conseiller d’Etat et le président Mallet lui-même.
Faisant écho aux rires de l’assistance, le président s’esclaffe : Il paraît que je lui aurais offert un plum-cake chez un confiseur. Avant de quitter la barre, Mlle Wehrlin, magnanime, adresse discrètement un appel à la pitié pour sa dame de compagnie qui a été souffrante l’année passée.
Mme Alain, lingère rue Denis-Papin, témoigne de la situation dans la maison. Elle y a vu une Mlle Wehrlin très malheureuse qui ne pouvait dire un mot et restait confinée des semaines. Elle a constaté que Mme de Baër commandait et a menacé sa patronne d’un coup de tisonnier. Elle n’était pas toujours elle-même, au point de tomber dans l’escalier où elle s’est cassé un bras. C’était la maîtresse absolue.
M. Langeron, lui, est cocher. Il a souvent véhiculé Mme la marquise aux environs de Moulins ou dans les cafés de la ville. Elle roulait en moyenne de 3 à 4 heures par jour et payait le prix convenu de 5 ou 6 francs auquel elle ajoutait un pourboire de 10 francs. C’était une bonne cliente…
Puis vient le tour d’Eugénie de s’exprimer devant le tribunal. Embarrassée par tout ce qu’elle vient d’entendre, elle explique les détournements d’argent par une dépression cérébrale et des troubles nerveux. Pour le tisonnier, il ne s‘agit que d’une réaction au moment où elle s’occupait du feu : j’ai dit laissez-moi tranquille en levant le tisonnier, voilà tout !
Le président lui demande pourquoi elle s’est vantée de relations avec le conseiller d’Etat Haas et sa propre personne. La prévenue nie avoir tenu de tels propos.
Le substitut Blachère prononce son réquisitoire détaillé, mais pas trop inflexible. Enfin, maître Monicat, sollicite l’acquittement car l’abus de confiance n’est pas prouvé.
Le verdict tombe : six mois de prison et 50 francs d’amende. La marquise va retrouver le donjon de la Mal-Coiffée qui n’est pas de ceux qui siéent à une aristocrate.
Hélène Wehrlin**, figure seule sur les recensements de 1926, 1931 et 1936 à la même adresse. Sans doute n’a-t-elle pas repris de domestique à demeure.
Louis Delallier
*Le Picon, boisson amère de couleur sombre, est composé de zestes d'oranges, de racines de gentiane et de quinquina. Après macération, une solution alcoolisée leur est ajoutée.
**Les Wehrlin sont originaire de Mulhouse. La famille y vivait rue Neuve, « maison Blattmann », nom de jeune fille de la mère d’Hélène. Le père, Édouard, était manufacturier et chevalier de la Légion d’honneur. Hélène avait trois frères :
Charles, diplômé de l’Ecole des Arts et Manufactures, ingénieur puis directeur de la Compagnie Française des moteurs à gaz Otto, administrateur directeur de la compagnie des moteurs Niel à Paris, chevalier de la Légion d’honneur.
Eugène, administrateur-directeur des Indienneries françaises de Bolbec - administrateur du Comptoir français de vente des tissus imprimés et de la Société d'Impressions des Vosges et de Normandie.
Daniel, ancien de l’école des hautes études commerciales, boursier colonial pendant un an en Cochinchine, envoyé en mission en 1886 et 1887 au Tonkin, en Chine et au Japon par la chambre de commerce d’Elbeuf, accompagnateur du lieutenant de vaisseau Mizon dans ses voyages en Afrique centrale (mission d’août 1892 à 1894). Fondateur de la compagnie des constructions démontables et hygiéniques en 1894 pour les colonies et l’armée, nommé administrateur de la société des magasins généraux du Bénin à Cotonou en 1894, de la compagnie d’exploitation de la source Andreau à Vichy en 1898, de la société nouvelle de Kébao en 1898 et du comptoir international du brevet d’invention en 1907.