Un personnage a donné du fil à retordre à la police moulinoise pendant l’année 1889. Il s’agit de Stanislas Tanay, 48 ans, natif d’Angerville-la-Martel en Seine-Maritime. Il commence par attirer l’attention le 24 avril à Yzeure vers minuit. Il est accompagné d’un nommé Sytroc, approximativement du même âge. Tous les deux sont marchands ambulants et entrent, sans autorisation, chez Glomet, cafetier, pour faire la quête. Le patron du bar doit les contraindre à sortir. Les deux hommes, furieux, l’injurient et menacent de mettre le feu. Ils sont très énervés au point de faire du vacarme pendant 6 heures malgré les efforts du garde-champêtre. La police finit par arriver et arrête Tanay. Sytroc a pu prendre la fuite.
Au début du mois de mai, Stanislas Tanay comparaît devant le tribunal pour délit de mendicité avec menaces. Il jure ses grands dieux n’avoir rien fait et écope néanmoins de quelques jours de prison. A sa sortie, le voilà qui cause un nouveau scandale sous le marché couvert de Moulins. La boisson y est pour quelque chose. La police le fait monter dans un fiacre pour pouvoir le reconduire à la Mal-Coiffée. Pas du tout calmé, il déchiquette la couverture qu’on lui a laissée pour la nuit et fait tout le bruit possible avec le baquet en métal qu’il a descellé du mur. Il est remis en liberté quelques heures plus tard.
Le vendredi 24 mai, vers une heure, les agents chargés de la ronde de nuit le remarquent, avenue nationale (entre la gare et le théâtre) occupé à fouiller dans des immondices pour y dénicher des mégots pouvant encore servir. Ivre, il ne prête aucune attention aux omnibus qui passent pour aller à la gare et qui sont un danger pour lui. Il se retrouve une nouvelle fois en prison.
L’été approche et Stanislas semble avoir élu domicile à Moulins. En effet, le jeudi 13 juin au soir, un agent le chasse d’un des parapets des cours où il a exposé une grande quantité d’objets hétéroclites, récupérés ici ou là, qu’il essaie de vendre. Le lendemain, il étale à nouveau sa marchandise : sacs, boîtes, chiffons, oranges moisies, châtaignes recroquevillées, harengs gâtés, etc. L’attroupement attire l’attention de la police qui chasse Tannay, lequel gagne la gare pour reprendre sa « vente ». Il est finalement conduit au commissariat. Trois jours après, on l’envoie à Saincaize d’où il revient au bout de quarante-huit heures chargé de son encombrant matériel qu’il va mettre en vente derrière le marché couvert. Il concurrence ainsi les forains habituels. Le mardi suivant, 18 juin, une nouvelle arrestation pour délit de vagabondage l’attend dans la cour de la gare. On lui demande à nouveau de quitter la ville.
Il n’en fait rien, car le jeudi 20 juin, il assiste au concert sur la place d’Allier donné par la fanfare des chasseurs avant d’entrer dans les toilettes du marché couvert pour la nuit, la police n’acceptant pas qu’il dorme sur un banc public. Il est découvert malgré tout par un policier qui le réveille et l’emmène en prison. Il est présenté au procureur de la République, monsieur Sevaux, à qui il se plaint de toutes les tracasseries subies de la part des autorités. En partie à cause du scandale qu’il provoque, monsieur Sevaux l’expédie en cellule.
Une fois sa liberté recouvrée, Stanislas poursuit sa vie instable et pleine de rebondissements. Le 10 juillet, un mercredi, assez tôt dans la journée, il se régale d’un plat cuisiné par lui-même qu’il partage avec deux autres personnages du même acabit. Malgré les apparences, ce n’est pas du lapin… mais du chat, un chat qui serait mort en tombant d’un toit !
Le 16 juillet vers 7 heures, rue Bréchimbault, des passants se sont attroupés autour de Stanislas, couché à même le sol au milieu de son indescriptible bazar, en train de dessouler, à moitié déshabillé. La force publique est, encore, obligée de le transporter dans une voiture jusqu’à la Mal-Coiffée. On l’avait entendu dire au tribunal que l’ivrognerie lui faisait horreur...
Ressorti, il regagne la place du marché pour continuer son petit commerce. Mais il subit pour la énième fois les foudres de la police qui lui reproche de posséder un grand couteau, celui qui vient d’être dérobé chez monsieur Barbat, épicier rue de l’Horloge. Pour sa défense, Stanislas explique l’avoir trouvé place de la bibliothèque (place Marx-Dormoy actuelle). Nous sommes le 25 juillet. Le procureur de la République donne alors le choix au multi-contrevenant entre la prison et la liberté à condition de quitter définitivement Moulins. Stanislas choisit la liberté et reçoit des papiers qui lui permettront de voyager en France.
Impénitent et demeuré à Moulins, il offre un spectacle inédit le jeudi 1er août sur le cours de la Préfecture. Il est occupé à absorber une salade géante à la très forte odeur d’ail en guise de dîner. De nombreuses personnes s’en amusent jusqu’à ce qu’un jeune vaurien fasse tomber la salade par terre avant de se sauver.
Peu après, Stanislas prend l’initiative de s’adresser directement au procureur de la République pour faire appel du jugement (ancien de deux mois) qui le condamnait à 6 jours de prison pour vagabondage (peine purgée). Le motif de sa contestation est qu’on lui avait refusé l’avocat qu’il s’était choisi. Mais la cour d’appel de Riom confirme le jugement de Moulins ainsi que le paiement des 20 francs de frais.
Découragé ? Pas du tout ! Le jeudi qui suit, il déballe son matériel à vendre place d’Allier, près du kiosque à journaux. Il espère empocher de quoi aller dormir à l’auberge. Hélas, une bande de gamins l’insulte et lui jette des pierres. « Phénomène », comme il a été surnommé, menace de leur tirer les oreilles, ce qui ne fait que provoquer davantage les jeunes. Lorsqu’un agent apparaît, Tanay, bien qu’innocent, s’échauffe parce qu’il se doute qu’on ne le croira pas. Il donne des coups de pied dans son étalage de boîtes et se couche par terre. La foule prend son parti alors que l’agent tente de le relever. Tanay finit par ramasser son bric-à-brac avant de se diriger vers l’auberge.
Le vendredi 16 août, jour de marché, il n’a pas renoncé à commercer près du marché couvert. Et cette fois, il est victime de la jalousie des marchands dûment autorisés qui, pour se débarrasser d’un rival, le dénoncent pour insultes à leur endroit. Stanislas est « invité » à aller voir ailleurs. Ailleurs, ce sera le pavillon n°1 du marché couvert où il porte, entre autres, une demi-douzaine de manchons usés, un sac d’escargots, un vieux chapeau melon et un faitout. Mauvaise idée, car ses biens sont jetés à l’égout par un employé du petit-génie sur ordre de la maréchaussée.
Une semaine passe. « Phénomène » a trouvé à se loger dans un tonneau défoncé sur un côté qu’il a tapissé de plumes pour plus de confort. Il n’y demeure pas longtemps parce qu’il doit reprendre le chemin du cachot pour s’acquitter de sa dette de 20 francs envers l’Etat, conséquence de la confirmation du jugement de Moulins par la cour d’appel de Riom.
Mais Stanislas n’est pas seul. Il a un ami en la personne de Guillermet-Phylloxéra, individu tout aussi marginal et aux exploits tout aussi improbables. Au début du mois de juin, Guillermet a, en toute logique, installé ses pénates dans le grenier du palais de justice. Il faut l’en expulser. Il a l’habitude de se désaltérer aux fontaines publiques, et peut, à l’occasion, se montrer désagréable. Ainsi la famille Bachot de la rue de Paris fait-elle les frais de sa mauvaise humeur. Les insultes proférées lui valent un passage par la case prison sous la conduite de l’agent Chégut.
En août, celui qu’on appelle l’ « arroseur public » tombe dans la rue de la Monnaie avec ses bidons à côté de son chariot. Son état est tel que personne ne sait comment le remettre sur pied. Début septembre, François Tempier, ferblantier au 1 rue de Paris, fait enlever le dépôt des immondices accumulées par Guillermet depuis trois mois le long de son hangar. Le soir même, des planches du hangar sont cassées et Guillermet qui, en outre, après avoir abimé le portail avec des pierres, entre dans le jardin avec ses chiens. Procès-verbal est dressé à l’ « arroseur public ».
Tanay et Guillermet s’entendent bien. C’est pourquoi, le lundi 7 octobre au cours de la nuit, Stanislas vole le sac d’un voyageur endormi dans la salle des pas-perdus, juste pour rejoindre Guillermet emprisonné. Il dissimule le sac dans son petit chariot. Et lorsqu’il est questionné, il montre aussitôt la preuve de sa culpabilité en donnant le ballot aux policiers. Il n’en a extrait que deux chemises qu’il a enfilées l’une sur l’autre pour se protéger du froid carcéral. Son stratagème réussit. Guillermet et lui sont réunis. Mais, dès le lendemain, son expulsion est ordonnée. Un passeport avec secours de route lui est remis afin qu’il regagne la Seine-Maritime, son département d’origine. Il lui faut un peu de temps pour rassembler toutes ses affaires dispersées en ville. De plus, il réclame de l’argent qu’on lui refuse. Retour en prison pour désobéissance !
Le 25 octobre, il comparaît devant le tribunal en avançant courbé, un mouchoir attaché sur le front un peu comme un couvre-chef de jockey. Le président lui donne le détail de ses 18 condamnations et lui rappelle la peine de 18 mois de prison qu’il a effectuée dans le passé. Stanislas invoque son jeune âge alors. Il justifie la rébellion contre les agents par un petit verre de trop et le vol à la gare par son ignorance que le paquet appartenait à quelqu’un. Malgré l’indulgence pour son client plaidée par maître Coquille qui ne le croit pas être en possession de tous ses moyens intellectuels, trois mois de prison lui sont infligés.
Le petit journal humoristique de la rue de l’Horloge a consacré deux pages dans l’un de ses numéros de 1889 à Guillermet et Tanay, ensemble en prison. En ville, on fredonne même deux couplets à leur sujet sur l’air de la Revue.
Louis Delallier