Le dimanche 4 juin 1905, une nouvelle se répand à grande vitesse dans Moulins. L’anarchiste responsable de l’attentat du Louvre1 vient d’être arrêté à la gare, déguisé en femme pour mieux se soustraire à la police.
La vérité est moins sensationnelle. Les policiers ont bien mis la main sur un homme portant des vêtements féminins. Mais il s’agit seulement d’un escroc quelque peu malchanceux. En effet, un vol à l’entôlage2 commis la veille dans la soirée a été exceptionnellement signalé par la victime qui, généralement, préfère se taire dans ce genre de situation.
Les recherches, vaines, ont néanmoins mis en alerte les personnes interrogées à la gare et aux environs. C’est ainsi que l’une d’entre elles n’hésite pas à prévenir la police qu’une jeune femme à l’allure curieuse et vêtue de façon criarde a pris un billet pour Lyon.
Monsieur Le Guellant, commissaire de police, envoie des agents sur place, même si la description de la voyageuse ne correspond pas à celle de l’entôleuse. On la trouve installée dans un wagon de première classe du train de 8h 10 pour Lyon dont on la fait descendre. Elle n’oppose pas de résistance, mais proteste avec véhémence d’une voix n’ayant rien de féminin. Un contrôle sommaire, à l’abri des regards, permet de savoir à qui on a vraiment affaire. Le chapeau à voilette de tulle marron parsemée de pois, le chignon postiche, le corset garni d’ouate pour simuler des formes avantageuses, cachent bien un homme.
Comme l’attentat contre le président de la République, Émile Loubet, et le roi d’Espagne, Alphonse XIII, moins d’une semaine plus tôt, est très présent dans les esprits, l’amalgame est immédiat. Farras, le dangereux lanceur de bombe, est à l’évidence entre les mains des policiers moulinois. L’originalité vestimentaire du personnage offre des possibilités d’identification tout aussi extraordinaires.
L’homme et sa malle sont conduits au commissariat, suivis par une foule importante à l’affût du moindre renseignement. À Monsieur Moinet substitut du procureur de la République, le jeune homme révèle sans se faire prier qu’il a dérobé une très grosse somme d‘argent à son patron.
Il a 23 ans et s’appelle Camille Poirot. Né à Langres et fils d’un contrôleur des contributions indirectes, il travaille à Cosne-sur-Loire, en qualité de clerc, chez monsieur Jaffier, greffier de justice de paix et commissaire-priseur. Devant porter 16 450 francs à la succursale de la Société générale de Nevers, il ne résiste pas longtemps à la tentation de se servir au passage et ne dépose que 7 450 francs. Il ne lui reste plus qu’à fuir avec les 9 000 francs restants. Il achète dans différents magasins le nécessaire pour s’habiller en femme et se fait conduire à la gare avec ses emplettes enfermées dans une malle. Puis, il patiente en ville jusqu’au départ du train. Il y rencontre deux hommes et une femme pas très recommandables qui l’accompagnent à Moulins où ils arrivent à deux heures du matin.
Le quatuor gagne la place d‘Allier en fiacre et se met en devoir de faire la fête avant de se séparer. Poirot revêt ses vêtements de femme à l’hôtel de l’Allier. Pas encore fatigué, il continue sa nuit dans un établissement de la rue des Pêcheurs où il dépense sans compter l’argent mal acquis. Vers 5 heures, il retourne à la gare et y cherche ses compagnons de nouba. Ces derniers attendent le train de 6h 35 pour Nevers dans un café tout proche. Mais Poirot demeure seul et achète sa place pour Lyon, ce qui nous ramène à son arrestation.
Il ne possède plus que 4 030 francs affirmant que les autres lui ont volé ce qu’il manque. Il est écroué en fin de journée à la Mal-Coiffée.
Quelques jours plus tard, son père, apprenant ses aventures par le journal, écrit au commissaire de police de Nevers, espérant atténuer les conséquences du faux pas de son fils. Le jugement a lieu le 5 juillet 1905 au tribunal de Cosne-sur-Loire qui condamne Camille à 200 francs d’amende avec sursis. Il s’en sort bien.
Sa fiche militaire indique qu’il était alors en disponibilité de l’armée et qu’il bénéficiera d’une amnistie à la suite du vote de la loi du 29 avril 1921. Malheureusement, cette amnistie est posthume car Camille Poirot est mort pour la France le 1er octobre 1916. Ses états de service montrent qu’il s’est engagé dans l’armée dès octobre 1901 et à plusieurs reprises ensuite : août 1905, août 1911, septembre 1907 et, pour finir, en février 1916 pour la durée de la guerre malgré de récents soucis de santé. Une pneumonie l’emporte alors qu’il est soigné à l’hôpital de Langres.
Louis Delallier
1 Un attentat à la bombe se produit dans la nuit du 31 mai au 1er juin 1905 à l'intersection des rues de Rohan et de Rivoli. Il vise le président de la République française, Émile Loubet, et le roi d’Espagne, Alphonse XIII, qui se dirigent vers le ministère des Affaires étrangères. Ils sont sains et saufs. Mais dix-sept personnes qui regardaient passer le cortège sont blessées et un cheval est tué. L’auteur présumé, qui ne sera jamais arrêté, est un anarchiste espagnol nommé Eduardo Aviño (connu également sous le nom d'Alejandro Farras), vendeur de faux bijoux sur les marchés. Des complices tombent entre les mains de la police dont Palacios et Navarro (relâchés faute de preuves), Pedro Vallina et Charles Malato (acquittés à l’issue de leur procès en novembre 1905).
2 Vol commis par des prostitué(e)s, ou un complice, au préjudice de leurs clients, la tôle désignant en argot la chambre.