Le Sénat ratifie la loi instaurant la journée de huit heures le 23 avril 1919 et déclare le 1er mai* suivant exceptionnellement chômé pour célébrer l’évènement.
A Moulins, la pluie est diluvienne ce jeudi-là et les magasins restent ouverts. Cependant, certaines corporations se saisissent de l’occasion et c’est ainsi que les entreprises Col, Bardet, Lefèvre, Decauville, toutes les tanneries, les maisons de métallurgie et du bâtiment chôment. A la poste et à la gare, où les voyageurs sont peu nombreux, les directives des syndicats sont suivies par les personnels qui ne sont pas en contact avec le public, lequel ne remarque pas de différence.
A 9 heures, les menuisiers, charpentiers et scieurs sous la présidence de monsieur Petit et les membres de la section bois du bâtiment se rencontrent salle du Pont-Ginguet. Ils décident que la durée du travail sera de 48 heures hebdomadaires avec semaine anglaise (samedi matin travaillé). En été, la journée commencera à 6 et se terminera à 17 heures comprenant une pause de 11 heures à 13 heures. En hiver, il faudra suivre la lumière naturelle pour éviter la consommation d’électricité. Le salaire des ouvriers en atelier sera de 1,85 franc de l’heure au minimum et 2,15 minimum pour ceux exerçant dehors.
A 20 heures 30, entre 300 et 400 personnes assistent à un meeting au même endroit. Un comité de direction est élu, présidé par monsieur Gonin du syndicat des cheminots. Les autres membres sont messieurs Muraux du syndicat des métaux, Jourdan du syndicat du bâtiment et Dexter du syndicat des cuirs et des peaux. Une délégation a déjà rencontré le préfet et en est revenue avec l’assurance qu’elle ne pourra pas compter sur les pouvoirs publics pour l’application de la journée de 8 heures.
René Boudet, conseiller général socialiste du canton est de Moulins, prononce un discours où il s’insurge contre la violence de la répression des manifestations, où il met à mal les bourgeois et les capitalistes. Il le clôt ainsi : « Bourgeois, vivez aux râteliers de vos chevaux, si vous le voulez, mais vous ne mangerez pas notre pain ! ».
Les travailleurs de Moulins, après avoir entendu le « citoyen » Boudet, se déclarent plus que jamais disposés à faire aboutir le programme minimum de la C.G.T. ; ils demandent l’application intégrale et immédiate de la journée de huit heures par le patronat tout entier, avec le minimum de salaire nécessaire au coût de la vie ; ils renouvellent leurs protestations contre la lenteur de la démobilisation et contre toutes les expéditions militaires, au moment où la main-d’œuvre ouvrière est plus que nécessaire à la production économique ; ils demandent l’amnistie générale pour les délits d’opinion politique et militaire ; ils envoient leur salut fraternel aux travailleurs des jeune républiques qui luttent pour l’émancipation totale ; ils protestent contre l’impôt sur les salaires.
La réunion prend fin vers 22 heures, chacun s’en retourne aux cris de : Vive le syndicat ! vive la C.G.T. ! vive l’Internationale ouvrière ! Aucun incident n’est à déplorer.
Mais dès le lendemain, le Progrès de l’Allier souligne une phrase de l’intervention de René Boudet : « Pourquoi les bourgeois ne sont-ils pas allés servir de rempart à l’invasion allemande ? ». Il s’insurge contre une odieuse manœuvre électorale tout en rappelant que pas une famille n’aura pu éviter de verser son sang pour la patrie.
René Boudet fait parvenir sa réponse au Progrès qui la publie le 7 mai. Elle contient, entre autres, les mises au point suivantes :
« … par la suppression d’un mot dans une phrase, on en dénature le sens et l’esprit de l’auteur. Je n’ai pas dit « pourquoi « tous » les bourgeois ne sont-ils pas allés servir de rempart à l’invasion allemande ? ». Il ne pouvait y avoir aucune erreur d’interprétation, puisque j’ajoutais « Nous ne méconnaissons pas qu’il y ait des bourgeois qui ont fait leur devoir et qui se sont fait tuer. »
Le Progrès prend acte tout en se défendant de toute interprétation tendancieuse des propos de l’élu. Néanmoins, il ajoute quelques morceaux de choix tirés du discours de René Boudet : « … morts pour la défense du capital et de la propriété ? » et « Pour la classe ouvrière, les ennemis ne sont pas à l’extérieur, ils sont dans la classe capitaliste. » «
Il estime que la protestation de monsieur Boudet ne suffira pas à calmer l’indignation dans tous les milieux mêmes chez les socialistes avérés.
Le 8 mai, monsieur Jourdan apporte sa pierre à l’édifice de la querelle. Il exprime le soutien des syndicats à René Boudet dont il affirme que les propos étaient davantage un appel au calme qu’une incitation à la violence. Il réaffirme fortement la confiance de tous les prolétaires syndiqués à leur camarade Boudet.
Le Progrès, qui remercie le Courrier de l’Allier de l’avoir épaulé dans son analyse, arrête la polémique bien que jugeant ne pas avoir obtenu les réponses aux questions par lui soulevées et que cette dernière rectification n’en est pas une. Il exhorte René Boudet à se frapper la poitrine en s’écriant « Mea culpa, mea culpa, mea maxima culpa ! »
Peut-être est-il utile d’ajouter que le propriétaire du Progrès de l’Allier est l’avocat Marcel Régnier. Il est alors maire de Billy, conseiller général du canton de Varennes, président du conseil départemental et député de l’Allier pour le parti républicain, radical et radical-socialiste. Il sera élu sénateur l’année suivante. Et, par conséquent, chercher querelle à René Boudet, qui sera élu député socialiste en 1924 et maire de Moulins en 1925, ne relève probablement pas seulement pour lui d’un travail journalistique…
Louis Delallier
* Tout commence le 1er mai 1886 à Chicago où les syndicats américains lancent leur mouvement revendiquant la journée de 8 heures. Près de 400 000 salariés se mettent en grève. Au cours de la manifestation du 4 mai, une bombe est jetée sur les policiers qui se défendent. Cette violence fait une dizaine de morts dont 7 policiers. Cinq anarchistes sont condamnés à mort. Le 1er mai, « moving day », avait été choisi par les ouvriers car c’était le jour où les entreprises faisaient le bilan de leur année comptable.
En 1889, centenaire de la révolution française, le 1er mai devient une « journée internationale des travailleurs » sous l’impulsion de la IIe Internationale socialiste réunie en congrès à Paris avec comme objectif principal la journée de 8 heures. Un triangle rouge symbolise alors la triple revendication : 8 heures de travail, 8 heures de sommeil, 8 heures de loisirs.
Au fur et à mesure des années, le 1er mai s’impose comme jour des cortèges et des meetings ouvriers dont l’année 1936 est une sorte de point d’orgue. En 1941, le régime de Vichy décrète la journée fériée avec comme arrière-pensée de se rallier la classe ouvrière.