Parmi eux, sont engagés les pigeons du capitaine Lohner, commandant la gendarmerie de Moulins, colombophile aguerri, et déjà détenteur de belles récompenses. Ses oiseaux n’ont-ils pas parcouru les 185 km entre Montargis et Moulins en 3 heures ?
Le Petit Journal est l’organisateur de ce lâcher monstre de 62 000 pigeons le dimanche 23 juin 1895 depuis le Champs-de-Mars à Paris. L’objectif n’est pas la performance, mais la démonstration de la vitalité de ce moyen de communication* qui a fait ses preuves et dont on n’a cessé de développer les effectifs depuis la guerre de 1870. Les pigeons voyageurs n’étaient que 263 au siège de Paris. Les propriétaires de ces contributeurs à la défense du pays les entraînent régulièrement, souvent au sein de sociétés colombophiles** de plus en plus nombreuses.
Le 23 juin (jour le plus long de l’année 1895), les pigeons doivent être prêts à partir de bon matin et arrivent, par conséquent la veille de toutes les régions de France ainsi que des Pays-Bas et de Belgique. On souligne le dévouement de Madame Perrollet, représentante du Petit Journal, présente toute la journée et la nuit pour soigner les pigeons. des camions, chargés de pyramides de paniers verts, rouges, marrons ou couleur osier naturelle dont certains portent une pancarte « donnez-nous à boire s.v.p. », repartent de toutes les gares parisiennes. Ils ont la permission de franchir l’octroi sans s’arrêter. Le défilé des véhicules commence dès 22 heures. Les paniers sont repérés à la lanterne et disposés dans le carré qui leur est réservé. Une tente à l’entrée du Champ-de-Mars abrite le QG de l’opération et un petit buffet avec champagne Montebello et empilements géants de sandwichs.
Très tôt le dimanche, cantonniers, ouvriers, garçons-bouchers, cyclistes avant leur départ pour la campagne, officiers, cavaliers, simples promeneurs affluent. À 3h 45, l’effervescence est à son comble. Le drapeau du Petit Journal est hissé. De la deuxième plate-forme de la tour, l’armurier Chobert tire le coup de feu du départ. Il est 4 heures. Les premiers pigeons s’élancent pour quelque 800 km vers leurs pigeonniers d’origine dans les Basses-Pyrénées, à Toulouse et ses environs.
On signale un tricheur envolé avant les autres ! il s’agit d’un pigeon de Rosny-sur-Seine qui a profité d’une rupture de barreau pour s’échapper sous les applaudissements. Les 17 lâchers doivent se succéder toutes les demi-heures. Mais après les deuxième, troisième (dont les Bourbonnais à 4h 58’56’’) et quatrième envolées, le brouillard tombe sur le quartier au risque de désorienter les pigeons. Il faut patienter jusqu’à son lever. Il est 6h 58’ 31’’ pour le cinquième lâcher.
Un bruissement dans la foule annonce alors la venue de trois cavaliers : Félix Faure, président de la République, le général Tournier, secrétaire général de la présidence et le commandant Moreau. Félix Faure accompagné de Pierre Giffard, l’un des collaborateurs du journal (et créateur de la course Paris-Brest-Paris) assiste au 6e lâcher, celui de volatiles de l’ouest et du centre.
Le pont d’Iéna, les alentours de la Tour Eiffel et la tour elle-même sont noirs de monde. Le directeur du Petit Journal, Hippolyte Marinoni, et sa famille assistent au spectacle d’un endroit réservé sur la tour, entourés de leurs invités : le colonel Michel, sous-chef du cabinet du ministre de la guerre, le colonel Cordier de l’état-major de l’armée, le chef du cabinet du président du conseil, les journalistes du Temps, de la Liberté, des Débats, de la Patrie et monsieur Barthélémy du Matin.
Tous les départs se déroulent bien, sauf celui des Belges qui n’acceptant pas le décalage sur l’horaire annoncé ouvrent leurs paniers avant le signal. Ils seraient coutumiers du fait, dit-on, en raison des paris pris sur leurs équipes.
La Fanfare parisienne du 9e arrondissement joue à partir de 9h 30 et jusqu’au dernier envol à 10h 34’ 46’’. Pendant tout la matinée, les photographes font des affaires. Henri Mackenstein, qui lancera en 1897 la revue photographique « Arc-en-ciel », prend une série de clichés pour la postérité.
Des correspondants sont sur le pied de guerre à côté des pigeonniers pour constater les heures d’arrivée à la minute près afin de les télégraphier aux organisateurs. Le premier pigeon français est rentré à Mâcon à 9h 57 (propriétaire Laneyrie de la société colombophile l’Express) après une distance 350 km. À Roanne, Vindrier fils, du Messager roannais, annonce 10h 13’ après 345 km.
Bernardin Lohner, notre capitaine colombophile moulinois, est cité dans les résultats parus dans les colonnes du Petit journal. Son premier pigeon a regagné Souvigny à 9h 30 après un voyage de 298 km (4h 30 de vol) et le deuxième Moulins à 11h 35, soit 288 km en 6h 35.
A la fin de la journée, presque tous les voyageurs étaient chez eux. Un calcul comparatif est publié classant un Abbevillois en tête avec 76 km/h, puis un Limougeaud avec 71 km/h, un Mâconnais et un Périgourdin à 69 km/h.
Après ces exploits, il ne reste que des paniers vides retournés par chemin de fer en grande vitesse et les estomacs pleins des organisateurs et autorités après le banquet regroupant une centaine de personnes dont les principaux membres des sociétés de Paris, des départements et de l’étranger.
Louis Delallier
*voir mon article de mai 2013 sur les pigeons voyageurs
** Les lâchers en gare de Moulins ont lieu presque toutes les semaines au printemps et en été. Quelques sociétés locales : la Vigilante de Moulins, « La Mésange » de Gannat, La Concorde de Montluçon.
1er lâcher : 4 h : Basses-Pyrénées, Toulouse, la Garonne
2e : 4h 29’48’’ : Sud-Est, Ardèche, Gard, Vaucluse, Drôme, Bouches-du-Rhône, Var, Catalogne
3e : 4h 58’56’’ : Rhône, Saône-et-Loire, Haute-Loire, Loire, Allier, Nièvre Isère
4e : 5h 29’ 32’' : Sud-Ouest, Gironde, Charente, Dordogne
5e : 6h 58’ 31’’ par brume légère : Est, Meurthe-et-Moselle, Meuse, Vosges, Haute-Saône, Doubs, Haute-Marne, Côte-d’Or, Aube, Yonne
6e : 7h 28’ 58’’ exécuté en présence du président de la République : Nord-Ouest, Finistère, Morbihan, Loire-Inférieure, Côtes-d-Nord, Sarthe, Mayenne, Ille-et-Vilaine, Maine-et-Loire, Ouest, Vendée, Indre-et-Loire, Centre, Haute-Vienne, Creuse, Cher, Indre
7e : 8h 18’ 10’’ : Hollande, Tilburg, Rotterdam, Alkmaar
8e : 8h 57’ : Ouest, Orne, Calvados, Manche
9e 9h 2’ 55’’ : Loir-et-Cher, Eure-et-Loir, Loiret
10e 9h 10’ : Eure, Seine-Inférieure, Oise, Eure-et-Loir
11e 9h 28’ 45’’ : Seine-et-Marne, Seine, Seine-et-Oise
12e 9h 32 : Roubaix
1e : 9h 37’ 15’’ : La Bassée, Creil, Gravelines, Cassel, Hazebrouck, Berck
14e : 9h 40’ 30’’ : Lille
15e : 9h 45’ 50’’ : Nord français, Pas-de-Calais
16e : 10h 37’ : Belgique
17e : 10h 34’ 46’’ : Paris et sa banlieue