A la Chambre des députés, en ce vendredi 6 décembre 1895, la séance se termine. Il est 19h 20. Henri Brisson, président de l’assemblée, s’entretient avec trois autres députés au pied de la tribune quand deux coups de feu retentissent. Ils proviennent de la galerie A. Il ne reste alors qu’une quarantaine de députés et une vingtaine de spectateurs qui se sont attardés.
M. Pierre, secrétaire général de la Chambre, se précipite sur le bouton d’alarme. En effet, depuis l’attentat à la bombe du 9 décembre 1893 au même endroit, perpétré par l’anarchiste Auguste Vaillant*, des sonneries électriques ont été installées fermant automatiquement les portes du Palais Bourbon.
Le tireur qui a visé la tribune du corps diplomatique n’a blessé personne. Il est rapidement saisi à la gorge par l’huissier de la galerie, M. Minot, qui lui fait rendre son révolver. C’est un jeune homme d’apparence soignée, vêtu d’un pantalon, d’une jaquette et d’un gilet noirs. Il a laissé son pardessus et son chapeau haut-de-forme au vestiaire comme n’importe quel visiteur.
D’abord interrogé dans les locaux de la questure par M. Bizarelli, il est confié à M. Brongniart, commissaire de police du quartier des Invalides à qui il refuse également toute explication. Des cartes trouvées dans ses poches indiquent qu’il se nomme Gilbert Lenoir**, qu’il est employé dans un commerce de rubans de la rue du Temple et habite 11 rue du Faubourg-du-Temple. Le rapprochement est fait avec la carte à son nom trouvée sur le sol de la galerie et délivrée par Félix Mathé, député de l’Allier, qui est aussitôt entendu à son domicile. Le député bourbonnais reconnaît avoir autorisé, à la suite d’un échange de courriers, Gilbert Lenoir à assister à la séance, sans penser à plus évidemment. Il connaissait son père, ancien gardien-chef à la prison de Moulins pour lequel il avait de la sympathie compte tenu de sa bienveillance à l’égard des républicains bourbonnais arrêtés en 1851 après le coup d’état de Louis-Napoléon Bonaparte.
Gilbert Lenoir, quant à lui, affirme que s’il avait voulu tuer quelqu’un il n’aurait pas attendu que la salle se vide et aurait « tiré dans le tas ». La perquisition à son domicile semble confirmer des troubles mentaux au vu des brouillons de poésies révolutionnaires et de proses anarcho-sentimentales. On y trouve aussi un couteau catalan aiguisé, deux boîtes de cartouches pour révolver, des coupures de journaux, des numéros du Libertaire, une lettre de refus de secours signée par M. de Rothschild et les brouillons des lettres anonymes reçues quelques semaines auparavant par la préfecture de police le dénonçant comme anarchiste dangereux… Lenoir regarde tranquillement faire les policiers et range au fur et à mesure ses affaires. Il précise qu’il tient particulièrement au carnet où il note ses pensées quotidiennes***. Il se déclare grand admirateur des anarchistes Auguste Vaillant et Émile Henry dont il souhaitait imiter les exploits et refuse de dire s’il a tiré à blanc (on saura plus tard que c’est bien le cas) car c’est à la police de trouver ironise-t-il.
A l’hôtel de la Renaissance de la rue du Faubourg-du-Temple où il loge depuis le 9 octobre, il a fait très bonne impression. Il est décrit comme assez solitaire, ne recevant presque personne, sortant avec ses amis le dimanche et se plaignant de n’avoir que trop peu de courrier. Son patron, M. Hémery en donne une description favorable.
Son casier judiciaire est vierge. Mais une fiche de la préfecture de police, où il est interrogé par le Préfet Lépine, le signale comme « anarchiste loufoque ». Il avait dit-on des projets d’associations bizarres et même l’idée de fonder des journaux pour exprimer ses opinions en toute liberté. « Un jour, je ferai un coup » se vantait-t-il en privé. Lorsqu’on le photographie, il prend une attitude théâtrale en espérant peut-être poser pour la postérité. Chez le juge Bertulus, il se montre encore arrogant. Après son examen par le docteur Garnier, médecin aliéniste, il est interné pour dérangement mental à l’asile public d’aliénés parisien Sainte-Anne, puis à Villejuif le 20 janvier 1896.
Son histoire ne s’arrête pas là, car il s’en évade le jeudi 9 avril en faisant le mur. Il était employé dans les bureaux de la direction et était peu surveillé. Une voiture l’attend dehors. Une fois libre, il envoie une lettre à un journal. Il s’y plaint de l’arbitraire de son enfermement et annonce vouloir s’expliquer publiquement. Il fait le tour des rédactions sans donner plus de détails.
Il est présenté comme victime du capitalisme par le quotidien Le Cri du peuple qui explique qu’il a été gardé au secret pendant 46 jours avant son internement à Villejuif. Le docteur Villard qu’il a consulté depuis son évasion l’a déclaré sain de corps et d’esprit.
Sa recherche de travail étant resté vaine, il se présente en juillet au commissariat de la rue de Varennes où il avait pourtant été arrêté. Il y expose la précarité de sa situation. Une deuxième arrestation en découle. Il est enfermé à la prison Mazas en face de la gare de Lyon à Paris.
Un article paraît dans le Lyon républicain du 16 février 1934, écrit par Victor Moris-Voillemier journaliste au Libertaire pendant 32 ans, où écrira Gilbert Lenoir dans les années 1900. Il éclaire bien différemment l’acte de son ami. Gilbert était fiancé à Louise, vendeuse dans un autre commerce et victime des abus de son patron, un homme aux relations haut placées. Voulant obtenir réparation légalement, Gilbert porte plainte au commissariat, auprès du garde des Sceaux et écrit au président de la République. Révolté de n’obtenir aucune réponse, il se tourne vers les théories anarchistes et décide de « faire un coup ». Après son internement, Louise, vêtue comme une veuve, se rend au siège du Libertaire pour raconter son calvaire. C’est ainsi que deux journalistes, aidés par un infirmier de Villejuif et un cocher, mettent au point l’évasion de Gilbert, qui, assure Moris-Voillemier, n’a jamais été inquiété ensuite. Il a même ouvert avec Louise un petit restaurant populaire avenue de Neuilly.
Les obsèques civiles de Gilbert Lenoir ont lieu le 27 janvier 1902, suivies par une trentaine d’amis et observées à distance par six policiers. Gilbert mort de la tuberculose à l’hôpital de la Pitié a été inhumé au cimetière d’Évry. Charles Malato, E. Girault et Prost ont prononcé quelques mots en sa mémoire.
Louis Delallier
*Voir article À l’arrivée du printemps 1894, à Moulins, on joue à se faire peur.
**Né à Moulins, le 19 septembre 1872, il fait son apprentissage à la mercerie moulinoise Ville et Paput. Il en part en 1894 dans l’intention de chercher du travail à Paris. Sa nouvelle vie lui apporte fatigue et maladie cardiaque d’où un retour à Moulins le temps de se remettre. Il passe alors la plupart de ses journées à faire du vélo. Sa mère, veuve, et trois de ses sœurs habitent rue Claude-Duret. Sa quatrième sœur, mariée, est institutrice-adjointe à l’école dirigée par Mme Rollet. La famille, estimée à Moulins, est sous le coup de la pénible nouvelle. En revanche, chez les Frères où il avait été soigné pour une « fièvre cérébrale », on s’attendait à une action exaltée un jour où l’autre.
***Exemples : Toute loi nouvelle est un fardeau de plus à la pensée humaine/Toute loi écrite est une atteinte à la liberté/Quelle différence y-a-t-il entre un voleur et son juge ? Il n’y en a pas. Le juge devient le voleur de la liberté d’un homme, avec cette aggravation que le premier délit est réparable, tandis que le second ne l’est pas.