Dans un contexte national pesant après la manifestation antiparlementaire à Paris du 6 février1 ayant fait de très nombreuses victimes, le comité des fêtes de Moulins, présidé par Victor Marquais, décide de maintenir son 6ème carnaval eu égard à tous ceux qui s’y sont préparés depuis des mois et à la population qui attend impatiemment cette occasion de se divertir. Il est également tenu compte des dépenses déjà effectuées. Toutefois, les monuments publics ne seront pas illuminés le samedi 10 février au soir.
Le programme, en vente plusieurs jours avant, a fait l’objet d’une composition soignée : couverture illustrée, photographies, énumérations de tous les spectacles, itinéraires. On s’attend au meilleur comme l’arrivée des pompiers de Montmartre, de la reine de la rue de Decize et de la rosière de Moulins, de la fanfare de Pouilly-sous-Charlieu, etc.
La presse n’est pas la dernière à faire monter la pression. Elle annonce que la cachette du monstre a été découverte et que sa capture imminente ne sera pas aisée. On a appris que le cinéaste qui a approché la bête a reçu un coup de queue et a dû être transporté à l’hôpital !
Les services d’autocar sont renforcés et la compagnie de chemin de fer PLM propose des billets à moitié prix.
Pour se convaincre encore de l’ampleur de l’évènement, il suffit de se promener en ville où sont apparus des mâts ornés de drapeaux, des arcs de triomphe lumineux, un décor électrique sur la fontaine de la place d’Allier. Le théâtre n’est pas en reste, extérieur et intérieur. La maison Radio Phono de la rue d’Allier (chez Martin) a prévu une diffusion des discours par haut-parleurs.
Treize groupes participeront au concours de bredignots (ou simples d’esprit en patois bourbonnais) :
Bonne Our’s et sa suite - La Loterie Nationale (costumes bleus, blancs, rouges, blanc et or, sphères de la fortune) - Joyeuses Fillettes de Carnaval VI - Les sacs à rots s’en vont aux champs - Les petits vieux d’Ugénie - Le comité des Saint-Sauge/président Couraprêt - Les fous méconnus mais connus - Personnalités - Les 3 chasseurs - Les 3 grasses - Les bleus de l’amour - Capill’artistes et leurs tondus. Selon la tradition déjà bien installée, les jurys se tiendront au café Barthélémy (place de la gare), au café Taque (près du théâtre), et au Grand café (place d’Allier), le dimanche 11 février entre 10h 30 et 11h 30. Les prix seront remis au café Barthélémy le jour même après la bataille de confettis.
Du samedi 10 au 13 qui est aussi le mardi-gras, la gaité sera de mise et chacun pourra trouver une distraction à son goût.
L’affluence au bal du samedi soir au théâtre municipal (entrée 30 francs), un peu moindre qu’attendue, laisse ainsi davantage de place aux danseurs masqués et travestis de façon coquette et ingénieuse. L’Orient et l’Extrême-Orient avec Turcs, Persans, Arméniens, Chinois ont la part belle aux côtés de la Loterie nationale avec ses costumes, bleus, blancs, rouges ou encore un blanc et or avec sphères de la fortune. Les solistes de la garde royale de Carnaval VI font une entrée remarquée et entraînent à leur suite une farandole déchaînée dont la reine de Moulins et ses demoiselles d’honneur ne sont pas les moins remarquées.
Les festivités du dimanche, journée-phare, commencent dès le matin dans la plus grande exubérance. Place d’Allier, les communes libres de la Madeleine et de la rue de Decize reçoivent la délégation de la commune libre de Montmartre dont le maire, Roger Toziny3, a délégué le sergent Fivaz. Elles sont rejointes par les reines de Moulins et de la rue de Decize, la fanfare de Pouilly et les Bredignots qui ne perdent pas de vue leur grand concours.
Le soleil illumine le grand défilé, de plus de deux heures, parti à 14h 30 de la rue Régemortes. Il emprunte la rue Blaise-Pascal, la place d’Allier, la rue Datas, la place de la Liberté, la rue Gambetta, la place Cortet, les rues des Couteliers, de l’Oiseau, le boulevard de Courtais, l’avenue Théodore-de-Banville, les rues Bréchimbault, de la Flèche, d’Allier, la place d’Allier, la rue d’Allier, le cours Jean-Jaurès, pour revenir à l’avenue Théodore-de-Banville et gagner la gare.
En plus des 13 groupes de Bredignots, les fanfares d’Yzeure, d’Ygrande, le Select-Jazz Lavautte, la Lyre moulinoise, les six pompiers de Montmartre, les farandoles des masques assurent le spectacle entre les chars des reines et ceux de la Micheline du quartier de la Madeleine, de la locomotive du « Shangaï-Express » et son groupe de Chinois, de la boulangerie, de Carnaval VI, de ses prédécesseurs IV et V, de la Famille Ric et Rac, des Cloches de Corneville et de « ça mord ». L’un des personnages trop haut placé est décapité par une rampe électrique, incident qui ne concerne heureusement que du carton-pâte. Les organisateurs défilent à pied alors que leurs sosies assistent au spectacle dans des victorias surannées.
Le tourbillon se poursuit avec une bataille de confettis et de serpentins à 16 heures, et au théâtre un bal d’enfants, une représentation du « Théâtre du petit monde » (chanson mimée et menuet) dont le plus âgé des acteurs doit avoir six ans et le bal de la reine en soirée animé par l’orchestre Pierre Lavautte et où les solistes de la garde royale de Sa Majesté Carnaval ainsi que les pompiers de Montmartre « mettent le feu ».
La fête se poursuit le mardi après-midi par une déambulation de la place aux Foires (place Jean-Moulin actuelle), à la rue Mathieu-de-Dombasle, la place d’Allier, les rues Datas, des Couteliers, de la Flèche, de l’Horloge, François-Péron, Diderot, les Cours, les rues d’Allier, de Pont, de Wagram, de la Flèche et la place d’Allier. Le soleil renforce la bonne humeur des participants et des spectateurs. Le bal au théâtre remporte encore un beau succès.
Les circonstances dramatiques nationales n’ont pas permis un déroulement complet des festivités. L’annulation des illuminations du samedi soir s’augmente de celle du défilé lumineux du lundi et de celle de l’inauguration d’une statue place d’Allier pour honorer un concitoyen. Cela n’aurait dû être qu’un buste selon la volonté de ce modeste moulinois qu’on nomme professeur Robert sans plus de précision. Même la place d’Allier aurait dû être renommée en guise d’hommage supplémentaire.
Les remerciements du comité permanent des fêtes publiés dans les journaux nous informent sur le nombre de bonnes volontés qui ont apporté leur pierre à cette manifestation très populaire.
Les couturières, Mlle Dutreuil, rue de Paris et Mme Giraud, rue Diderot, ont confectionné les robes des demoiselles d’honneur dont le tissu vient des Nouvelles Galeries et de chez Nagelsein. La Cordonnerie Universelle a fourni leurs chaussures. Les chausseurs Gabard, Raynaud et Pierre sont également cités.
La reine, chaussée par la cordonnerie Blancher, portait une robe de la maison A. Jacquemart.
Mmes Dechaume et Perrier ainsi que les maisons Delarue-Marquais et Ychard ont donné les bas et les gants.
Les coiffures étaient de Mlle Claude, coiffeuse rue du Jeu-de-Paume, et de Mme Petitjean, les chapeaux de chez Marie-Thérèse, Marthe et Plumet, et les sacs de la maroquinerie Darnat.
Trois travestis portaient les réalisations des maisons Léon Col et Plumet qui ont été photographiées par M. Legrand, spécialiste matière de photos.
Les électriciens Alès, Bathelet, Léon Boyer, Guillaumin, Raimbault et Merlet ont contribué à l’illumination des rues (mention spéciale à Merlet et Ragot qui ont collaboré avec la compagnie d’électricité). Les artisans Merlin (tapissier), Bouillé (miroitier), Soulier (serrurier), Chassin (horticulteur), Fimbel (luthier), Bathelet (électricien) se sont dépensés pour la salle de spectacle du théâtre. M. Rossot, cafetier rue de Lyon, était chargé du buffet. Le char des reines, fleuri et verdi par Messogeon, horticulteur rue des Geais, a bénéficié d’un attelage de chez Dechaume de Champfeu.
Et si ça ne suffisait pas, les organisateurs ont pu s’appuyer sur la messieurs Gilope, peintre-décorateur rue de La Motte, Collin et Thévenin pour les chars, messieurs Decharne, Dussourd et Bourgeot, les transporteurs Buffet frères, Chalmin, Topenot, la Suze, Reigneron et Dubois, Fragny garagistes, les maisons Vidard, Crouzier, la société des courses, les tanneries Sorrel, l’Association commerciale et industrielle, le Syndicat d’initiatives, l’Aéro-club moulinois, le syndicat de la pâtisserie, la Brasserie de la Meuse, les établissements A. Col, la Chambre de commerce, la compagnie du PLM et la compagnie d’électricité, l’agence Havas, la municipalité, la presse locale.
Une seule fausse note est signalée sous la forme d’excuses « complète et sans réserve » présentées par Marcel L., ancien garagiste. Ce trouble-fête reconnaît n’avoir pas eu toute sa tête au cours du premier bal et accepte de dédommager le comité des fêtes. Les 1 500 francs exigés seront reversés à parts égales au bureau de bienfaisance, l’orphelinat d’Avermes et à celui de la rue de Villars.
Louis Delallier
1 - Le 6 février fait suite à un mois de janvier déjà très agité. Ce jour-là, Édouard Daladier, président du Conseil fraichement nommé à la place de Camille Chautemps démissionnaire, présente son gouvernement. Des groupes de droite, des associations d'anciens combattants de droite et de gauche et des ligues d’extrême droite se rassemblent devant l’Assemblée nationale en réaction au limogeage de Jean Chiappe, préfet de police (retombée de la toute récente affaire Stavisky, escroc soupçonné d’avoir été trop longtemps couvert par le monde de la justice et de la politique). En soirée, place de la Concorde, un affrontement musclé avec les forces de l’ordre ne fait pas moins de 15 morts dont 14 manifestants sans compter les décès survenus ultérieurement (ce qui porterait leur nombre à 31 ou 37) et 1 435 blessés. C’est la fusillade la plus sanglante depuis celle de Fourmies2 en 1891. D’autres manifestations, les 7, 9 et 12 février, font de nouvelles victimes. Cette crise influencera durablement la vie politique française.
2 - Le 1er mai 1891, un mouvement pacifiste d’ouvriers réclamant la journée de 8 heures est réprimé par la troupe (9 morts, 35 blessés).
3 - La Commune libre de Montmartre est une parodie associative de commune, née en 1921 de l’imagination d’artistes montmartrois pour y maintenir un esprit villageois et festif. Un juge de paix, un garde-champêtre d'honneur, des pompiers archaïques et une garde militaire composée de grenadiers sont ses principales figures. A noter qu’elle publie un quotidien, la Vache enragée, paraissant le mercredi…. Roger Tauzin en fut maire de 1924 à sa mort en 1939. Il était tout à la fois chansonnier, parolier et acteur.