Saint-Jean-du-Maroni, les cultures de l'infirmerie (La Dépêche coloniale illustrée 15 décembre 1903)
La vie d’Antoine, moulinois et typographe, a, malheureusement, pris assez vite un tour délictueux dont il n’a jamais pu se défaire. Il semble avoir été attiré irrésistiblement par les biens d’autrui et par l’insoumission.
Sa fiche militaire complète désavantageusement les entrefilets de la presse locale où il ne tient pas non plus le meilleur rôle.
Dès février 1881, à pas encore 20 ans, il écope d’une amende de 10 francs pour chasse de nuit en temps prohibé. La même année, en décembre, il décide de s’engager dans l’armée pour 5 ans. Ce changement radical de vie ne lui réussit pas. Au bout d’un an et demi, il est traduit devant le conseil de guerre pour abandon de son poste de garde. Après six mois à la prison militaire de Constantine, il passe de la compagnie de fusiliers de discipline à un régiment de zouaves où son comportement lui vaut une peine de trois mois de prison à la fin de l’année 1885. Il s’était fait servir à boire et à manger alors qu’il n’avait pas un sou en poche. Une fois ne suffisant pas, il « remet le couvert » en juin 1886 : six jours de prison et 16 francs d’amende pour avoir abusé un restaurateur. Il s’octroie une courte désertion de 2 mois pendant l’été suivant. Les gendarmes le ramènent au corps d’armée. Mais il bénéficie de la loi d’amnistie de juillet 1889 et retrouve sa ville natale.
En février et mai 1890, il est jugé pour vol et « filouterie d’aliments », ce qui le conduit à la Mal-Coiffée, l’imposante et sombre prison moulinoise.
En février 1891, il y retourne six mois pour un vol de poissons. Toujours soumis à diverses périodes militaires, il profite de celle de Roanne en octobre 1891 pour déserter encore une fois d’où un retour entre deux gendarmes à la prison de Clermont-Ferrand. La condamnation qui s’ensuit est lourde : 3 ans d’emprisonnement pour désertion en temps de paix. Cela le conduit à retrouver l’air libre seulement le 8 mai 1894.
Quelques mois plus tard, il sort à nouveau des sentiers battus de l’honnêteté, par hasard cette fois ! En effet, il pêche au bord de l’Allier quand un négociant de la rue d’Allier le rejoint avec son matériel. Les deux hommes bavardent. A la fin de la partie de pêche, chacun pensant rependre son panier part avec celui de l’autre. Cet échange est bien involontaire malgré ce qu’on peut penser d’Antoine. Mais, le naturel revient au galop quand il repère des clefs qui ouvrent la propriété du beau-père de son compagnon pêcheur, lequel a dû trop en dire. Sur place, il s’empare de vins fins et de vêtements dont il ne tirera pas profit car on le retrouve le lendemain ivre mort sur le seuil de la cave.
Un mariage avec Élisabeth le 11 décembre 1895 (à noter qu’un des témoins, Chégut, ami du couple est aussi agent de police), la naissance de deux fils, Alfred en novembre 1896 et Georges en septembre 1898 (ils auront une petite sœur Alice en mars 1902), ont peut-être contribué à ce qu’on ne parle plus de lui dans les journaux. Ou bien a-t-il été plus malin que la police ? Toujours est-il qu’il ne réapparaît devant les tribunaux qu’en février 1899 pour ses délits de prédilection : vol et filouterie d’aliments.
En octobre, il doit répondre d’une escroquerie au préjudice de M. Echégut, entrepreneur à Souvigny, auquel il promet un lièvre et deux perdrix pour 8,50 francs qui lui sont aussitôt versés. Quand son épouse sort pour rapporter les animaux, il lui emboîte le pas. Ni l’un ni l’autre ne revient. Un mois de prison.
Août 1900, Antoine vole une paire de bottines à M. Devaux, cordonnier et marchand de chaussures rue de Pont. Un mois de prison.
En novembre, la cour d‘appel de Riom relève sa peine de 6 à 8 mois et maintient l’amende de 5 francs tout en confirmant celle de son complice dans une affaire de vol rue Régemortes.
Juin 1901, il est ennuyé par la justice à cause d’un colportage de poisson en ville, en compagnie de sa femme. Ce fait est à rapprocher d’un colportage de grenouilles, en temps de frai, également sanctionné par une amende.
En juillet, il fait mieux en se présentant chez M. Nicolas pâtissier rue de l’’Horloge comme un envoyé d’un Yzeurien et se fait remettre des gâteaux à deux reprises.
Un journal de l’Aube mentionne son passage devant le tribunal correctionnel de Troyes le 29 octobre 1902. Malgré déjà 19 condamnations, les juges se montrent cléments avec leurs trois mois de prison sans la relégation qui, pourtant, semblait acquise. Antoine avait pris une nouvelle identité, Louis Bernard pour une énième filouterie d’aliments (chez Louis Renault marchand de vin) et un abus de confiance auprès du commandant Driant et de madame.
Avoir échappé à la relégation ne le fait pas réfléchir aux sérieux risques qu’il prend en récidivant encore et encore. Le tribunal de Moulins étudie son cas le vendredi 30 janvier 1903 pour avoir dérobé chez M. Gaillard, commerçant de comestibles rue Datas, un baril de 16 kg de harengs saurs d’une valeur de 5 francs et pour les avoir écoulés à bas prix chez différentes personnes dont M. Parnière, serrurier rue de Bourgogne. Et ce n’est qu’une partie de ses méfaits. Chez le serrurier, il subtilise neuf lapins estimés 18 francs qu’il transporte dans un sac demandé au serrurier lui-même… A Foulet, tout près, il les vend à D. à qui il les vole aussitôt profitant de l’état d’ébriété de son acheteur… Antoine reconnaît les faits, mais il n’hésite pas à reprocher au procureur de l’avoir fait ramener à Moulins qui lui porte malheur. Maître Chirol, seul avocat présent ce jour-là au palais est désigné d’office pour l’assister, brillamment, car la peine ne sera que de trois mois de prison.
Décembre arrive ainsi qu’une nouvelle comparution devant le tribunal pour Antoine. En prison à Cusset, il reçoit une convocation pour une période d’exercices militaires de 13 jours à Clermont où il est conduit le 9 novembre. Sans doute l’occasion de retrouver la liberté était-elle trop tentante, car subrepticement il prend, en uniforme, la direction de Moulins. Le 11 novembre, la police apprend que, dans la nuit, un homme chargé d’un lourd sac de volailles avait offert sa marchandise à plusieurs ménagères du Bas-Allier qui l’ont presque toutes éconduit. Dans la matinée, il est vu route de Limoges à la Madeleine que les agents parcourent en vain. C’est alors qu’on annonce qu’un militaire se trouve à Bressolles. Mais ce n’est pas lui qui a tout simplement emprunté la voie ferrée qui passe sur le pont de fer (à ses risques et périls) pour aller se réfugier à l’auberge dite de « la ville en bois » près des bateaux-lavoirs. L’agent Blanc l’y arrête à midi. Antoine a perdu son képi et détient encore 3 oies dont une vivante. Il nie être au courant du vol des quatre oies, un canard et quatre paires de poulets chez M. Alasseur, voiturier route de Lyon à Yzeure. Comme il est aussi coupable de désertion, le conseil de guerre à Clermont-Ferrand est sa prochaine étape.
L’année 1904 sera sa dernière année de péripéties. En juillet, le verdict du tribunal de Moulins, quatre mois de prison et relégation* collective en Guyane pour avoir volé 8 francs chez Grégat, aubergiste à Varennes, et une pipe valant 2,50 francs chez le buraliste du coin, n’est pas vraiment une surprise. Il fait appel et voit sa condamnation confirmée par la cour d’appel de Riom. Le Courrier de l’Allier imagine le soulagement des poules et lapins moulinois mais pas le désespoir d’Antoine.
Sa mort à Saint-Jean-du-Maroni, alors la partie la plus reculée et la plus malsaine du territoire guyanais, le 22 octobre 1907 est annoncée dans la presse locale le 19 février 1908. Il avait 46 ans.
Louis Delallier
* En application de la loi du 27 mai 1885 sur la relégation des récidivistes, plus de 17 000 hommes et 518 femmes sont expatriés à perpétuité en Guyane. Saint-Jean du Maroni devient la capitale de la relégation. Peine complémentaire frappant les récidivistes par laquelle un condamné est obligé de résider (relégation individuelle) ou est interné (relégation collective) hors du territoire métropolitain. La relégation a pour but de débarrasser la métropole de certains condamnés particulièrement dangereux (Réau-Rond.1951).
Voici ce qu’en dit Albert Londres après sa visite aux bagnes de Guyane en 1923 : « La relégation ! Je ne m'imaginais pas que c'était ainsi. Quand on lit « condamné à tant et à dix ans d’interdiction de séjour », on croit aisément qu'une fois sa peine achevée, l'homme n'a qu'à courir le monde pourvu qu'il ne rentre pas en France. Ce n’est pas cela. Il va à Saint-Jean, dit Saint-Flour. Aucun de ces grands enfants qui n'ait sur la conscience moins de six vols reconnus. Beaucoup en sont à vingt, trente, plusieurs à quatre-vingts, cent. C'est la crème la plus épaisse des fripouillards de France. »