Un jury composé du maire de Clermont-Ferrand, Amédée Gasquet, du docteur Pojolat, de Maurice Martin, rédacteur en chef de Vélosport et de Vincent Cornély du Petit Journal, neuf contrôles* indiqués à chaque fois par des transparents lumineux, les lampadaires à gaz allumés dans les rues pour faciliter le passage, voilà pour les bases.
Les frères André et Édouard Michelin sont à la manœuvre et comptent bien prouver au monde entier que leur tout récent pneu démontable est le plus résistant et par conséquent le meilleur. Mis au point l’année précédente, il a l’avantage sur celui de son concurrent Dunlop de pouvoir être changé sans nécessiter le remplacement de la roue.
Les coureurs (amateurs seulement) peuvent rouler sur la bicyclette de leur choix à condition de l’équiper, à leurs frais, de ce pneu révolutionnaire et de faire plomber les roues pour en empêcher tout changement. L’épreuve prévue à Pâques est reportée au dimanche de la Pentecôte, le 5 juin, car l’éclairage de la lune est plus favorable. Les 196 inscrits ne seront que 78 au départ et 65 à se présenter aux contrôles.
Le contrôle moulinois, installé à l’hôtel de Paris, est tenu par des membres de la société vélocipédique moulinoise. La course emprunte ensuite les rues de Paris, François-Péron, de l’Horloge, de la Flèche, des Couteliers, de Lyon et la route de Lyon. Elle prend la direction de Toulon, Bessay, Varennes, Saint-Pourçain et Gannat. La veille, G. (identité non révélée) de Moulins a pris l’express de 11h 33 pour Paris en lieu et place d’O. Moreau, récemment accidenté et donc indisponible.
À Clermont, la foule s’est rendue en masse sur la place de Jaude et, ce, de bonne heure. Les photographes sont légion. La communication a été bien assurée par les Michelin. Les premiers cyclistes sont signalés à 5h 30 à Gannat et 7h 40 à Montferrand.
Stéphane, le gagnant de la dernière course Paris-Bordeaux, franchit avant tout le monde la ligne d’arrivée à 7h 49. Originaire de Nancy, il roule avec une machine Clément aux pneus Dunlop et par conséquent se trouve hors course. De plus, parti une demi-heure avant les autres, il n’a subi aucun contrôle dit-on. Son collègue Vigneaux a été victime d’un accident à Cosne-sur-Loire.
Lorsqu’apparaît Henri Farman, le vrai vainqueur, à 8h 58, les chapeaux se lèvent et la clameur explose. Agé de 18 ans, il est épuisé. Son père l’accueille et le conduit à l’hôtel de l’Univers pour un repos bien mérité. Le deuxième à faire son entrée est Jean-Marie Corre, très en forme, sur une machine Humber (comme Farman) avec tubes Michelin. Il a dû faire face à quatre ruptures de pneus et se plaint d’avoir mal aux reins. Il est 9h 14 et 3 secondes.
Pendant la succession d’arrivées jusque dans l’après-midi, les langues vont bon train au sujet de l’incident des clous jetés sur la chaussée, par des inconscients ou pire des vandales. Plusieurs concurrents dont Farman, Briest, Robin, Corre et Allard en sont victimes et particulièrement Stéphane dont la mésaventure sera détaillée par M. Dumothier, représentant de la maison Clément, dans le Petit Clermontois du 10 juin 1892. Avant Nevers, les pneumatiques de Stéphane et ceux de ses entraîneurs crèvent, lesquels abandonnent. Il décide de poursuivre seul jusqu’à Gannat où l’attend son dernier entraîneur. Il accroche alors à sa bicyclette les aliments nécessaires, les médicaments, outils, vêtements, soit cinq kilos supplémentaires à transporter. Il doit avancer sur les jantes de son vélo pendant 70 km. Pendant les 42 km suivants, il est aidé d’amateurs qui lui fournissent des machines avec pneus pleins ou creux, pas à sa taille et pas réglées pour la course. A Gannat, il enfourche le vélo Clément de son entraîneur et touche enfin au but avec le succès que l’on sait.
Il ne faudra que quelques jours pour découvrir qu’en lieu et place de petits délinquants, ce sont les frères Michelin qui ont donné la consigne du « jeté de clous » sur la chaussée. Leur intention était limpide : prouver que leurs nouveaux pneumatiques jugés trop fragiles résistaient formidablement et se réparaient rapidement. Vingt-cinq kilos de clous ont été répandus, des clous** spéciaux à large tête, avec une pointe de 17 millimètres présentant le grand avantage de rester pour la plupart la tête en l’air en tombant sur le sol...
Afin de continuer à convaincre les acheteurs, l’entreprise Michelin organisera, le jour de Pâques 1893, une deuxième course sur piste cette fois. Elle se déroulera sur la piste en bois de la galerie des Machines à Paris. Les 25 kg de clous de 1892 feront figure de broutille en regard des 100 kg de clous de 1893, des planches garnies de pointes d’emballage, des ronces artificielles, des tessons de bouteilles, des rognures de fer blanc. Pour éviter des chutes sur ce « nappage » dangereux, un premier tour de piste sans enjeu est prévu. Les coureurs s’arrêteront pour faire enlever tout ce qui se sera planté dans les roues de leurs vélos. Le départ sera donné aussitôt après pour trois heures de course sur une piste balayée. Aucune réparation et aucun changement de machines ne seront autorisés (le Vélo du 3 mars 1893).
Louis Delallier
* Nemours à 74 km (hôtel de l’Ecu de France)/Montargis à 108 km (hôtel de la Poste)/Briare à 148 km (hôtel de la Poste)/Cosne-sur-Loire à 180 km (hôtel du Grand-Cerf)/La Charité à 208 km (consulat de l’U.V.F., chez M. Nicard, 18 Quai-Neuf/Nevers à 233 km (buffet de la gare)/Saint-Pierre-le-Moûtier à 256 km (hôtel du Cheval-Blanc)/Moulins à 286 km (hôtel de Paris)/Gannat à 345 km (hôtel du Nord).
**Un Anglais collectionneur en achètera un, plus tard, pour un demi-shilling (Le Vélo du 3 mars 1893).
Début du classement
1er Farman (Boulogne-sur-Mer) 8h 58 - une couronne et 2 000 francs
2e Corre (Plestin-les-Grèves) 9h 14 minutes 3 secondes - un bouquet et 1 000 francs
3e Hoden (Paris) 9h 37 minutes 15 secondes - 700 francs
4e Robin (Gien) 9h 38 minutes 22 secondes - 500 francs
5e Millot 10h 34 minutes 9 secondes - 200 francs
6e Picot 10h 38 min 23 - 200 francs
7e Scherrer 10h 48 min 50 secondes - 200 francs
8e Pierre (Clermont-Ferrand) 11h 03 minutes 30 secondes - 200 francs
9e Leralue 11h 04 minutes 15 secondes - 200 francs
10e Allard (Arles) 11h 16 min 27 secondes - 200 francs
11e Bazé 11h 27 minutes 51 secondes
A partir du 11e et jusqu’au 40e : double garniture de pneumatiques Michelin
A partir du 41e et jusqu’au dernier : une seule garniture de pneumatiques Michelin.