Hypothétique homme pongoïde nommé ainsi en 1969 à la suite de l'affaire de l'homme congelé du Minnesota (Wikipédia)
Le samedi 6 octobre 1894 se termine bien mal pour Marie Chaumas, veuve* depuis le 18 septembre. Son frère Jean Dinet, 63 ans, s’affaisse brutalement chez elle, 17 rue des Six-Frères. Il était journalier et habitait rue du Progrès. L’histoire pourrait s’arrêter là si Jean Dinet n’avait pas un sauvetage à son actif dont il a longtemps raconté les circonstances à qui voulait bien l’écouter.
L’affaire remonte à une quarantaine d’années lorsqu’il effectuait son service militaire. Son régiment de dragons est alors en garnison à Angers où pour passer du bon temps ses camarades et lui se rendent à la fête foraine. Leur attention est particulièrement attirée par une baraque où on exhibe un « sauvage » dévorant de la viande crue et de l’étoupe enflammée. On accorde demi-tarif aux soldats pour ce spectacle prometteur !
Dans une cage, un être humain difforme, la peau noire couverte de duvet, s’exécute bon gré mal gré (la fourche de ses asservisseurs n’est jamais loin) en absorbant des lapins encore vivants et des mélanges brûlants de fibres. Jean Dinet n’en revient pas, mais ne revient surtout pas de la découverte qu’il fait. Le pauvre bougre qu’il a sous les yeux est un compatriote : Té voué ! mais c’est Montarbeau ! déguisé en orang-outan !
Montarbeau confirme : Eh ! oui, mon bon monsieur, c’est moi le pauv’ Montarbeau ; secourez-moi, je suis bien malheureux.
Et mis en confiance par l’espoir que cette rencontre fait enfin naître, il confie sa misérable aventure. Il a été emmené par des saltimbanques de passage à Moulins qui lui ont fait miroiter une belle vie. Dinet, très touché, fera le nécessaire pour le faire libérer et ramener chez lui.
L’Indicateur de Haguenau du 1er juillet 1854 se fait l’écho du Mémorial de l’Allier relatant les faits. Montarbeau y est présenté comme « chétif, bossu, cagneux, difforme et contrefait ». Des précisions intéressantes sont données sur sa vie moulinoise d’avant : Montarbeau, orateur prêchant sur les bornes des carrefours, surnommé le curé des Champins, bien que source de moqueries pour les gamins, continue ses serments vaille que vaille tout en rêvant de connaître le monde. Au printemps 1854, flânant près des animaux d’une ménagerie ambulante stationnée place d’Allier, il se fait vite repérer par le patron qui flaire quelques profits grâce à un type comme ça. Et la mort du grand singe la semaine précédente est un manque à gagner qui ne doit pas durer. Montarbeau ne se méfie pas. Il croit aux promesses de voir du pays, de faire bonne chère sans beaucoup travailler. Il en est tout ému et ne résiste pas aux sirènes. Enfin sa vie va changer ! Aussitôt engagé, il suit la troupe dans ses pérégrinations. Tout se passe comme annoncé jusqu’à Blois où son traitement évolue radicalement. Le chef lui jette une poule crue non plumée en guise de dîner, qu’il finit par manger à force de coups de bâton.
Le prêcheur ridiculisé devient homme sauvage ou même orang-outan féroce, au corps enduit de résine recouverte de crins de chevaux et de plumes de poules. La parole lui est interdite sous peine de nouveaux coups. Sa cage est placée entre celles du chacal et de l’ours blanc. Il fait naturellement partie du zoo. Heureusement, la providence aura mis sur son chemin l’empathique Jean Dinet, moulinois comme lui. Qu’en aurait-il été s’il n’y avait pas eu cette solidarité entre « pays » ? En effet, les démonstrations d’hommes et femmes disgraciés ou capturés comme les animaux dans leur pays d’origine attirent un public nombreux et peu scrupuleux qui paye pour s’en repaître sur fond de légendes populaires et de croyances ancestrales. Dans le cas qui nous intéresse, les responsables sont quand même arrêtés.
Quant à Montarbeau, très adaptable semble-t-il (on dirait résilient aujourd’hui), il ajoute ce récit des plus captivants aux discours qu’il recommence à débiter à Moulins. Il se dit qu’il serait mort en prêchant ou presque**.
Remarque :
Paul Sébillot, dans le volume 12, Gargantua dans les traditions populaires, de son ouvrage Les littératures populaires de toutes les nations (Maisonneuve et Cie éditeurs, Paris, 1883) p 202, fait de Montarbeau et de Chuchal, l’ogre moulinois, des compagnons de misère. Chuchal aurait eu l’idée de noircir la peau de Montarbeau avec du cirage à chaussures pour lui donner un côté exotique sans doute… Montarbeau, voulant ensuite se montrer digne de son maître, alias le Gargantua moderne, s’enduit le corps de poix-résine, se roule dans la plume et se relève homme sauvage. Les deux versions ne sont pas incompatibles. Montarbeau s’est peut-être servi de sa pénible expérience pour pimenter les exhibitions de Chuchal dans les foires.
Louis Delallier
*Son mari François-Charles, 54 ans, ouvrier chez Bruel, a été retrouvé sans vie dans les dépendances de l’usine, frappé d’une « congestion » la veille au moment de quitter son travail.
**s’il s’agit bien de Louis Montarbeau, âgé de 52 ans, célibataire, sans profession, il est décédé le 19 février 1857 à Moulins à l’hôpital Saint-Joseph où il avait été admis.