Le major Francis Forbes-Leith, 60 ans, qui a la bougeotte et s’ennuie dit-on, met au point un raid automobile entre Londres, où il vit, et l’un des avant-postes anglais au nord de l’Inde. C’est le départ tout récent, le 24 avril, du raid aérien Paris-Tokyo mené par le lieutenant Georges Pelletier-Doisy et son second Lucien Bésin qui lui en donne l’idée.
Il espère atteindre son but distant de quelque six mille miles en moins de 4 mois dans un véhicule Wolseley 12 HP de série. Il est accompagné d’Allan Wroe, chargé de tenir un journal, et de Montagu Redknap, opérateur de cinéma. Le tournage de films documentaires n’est pas encore une pratique habituelle pour des équipées de ce genre.
Son objectif est triple :
Prouver qu’une route est possible entre la Turquie et les Indes pour ensuite acheminer la malle-postale.
« Filmer » (cinématographier est alors plus couramment utilisé dans les journaux) des sujets encore inconnus.
Établir qu’on peut rouler aisément en auto à travers l’Asie.
Le major affirme avoir refusé la présence à ses côtés d’un certain prince royal par manque de place et il considère que les 3 000 livres de dépenses prévues ne sont pas un prix trop onéreux pour un wonderful travel !
Le départ a lieu le mardi 29 avril 1924 vers 10 heures à Piccadilly-Circus. Les étapes s’enchaînent, volontairement assez courtes : Douvres, Calais, Paris (L’acteur Douglas Fairbanks, « le roi d’Hollywood » se joint à l’attroupement place de la Concorde), Moulins, Lyon, Monte-Carlo, Gênes, Venise, Fiume, Salonique (Thessalonique) et Alexandrette en Turquie (par vapeur entre ces deux villes), l’Irak dont Bagdad, les ruines de Ninive et de Babylone, l’Iran, l’Afghanistan.
L’équipage arrive à Moulins le dimanche 4 mai vers 16h 30 et fait sensation. Après avoir sillonné quelques rues de la ville et fait plusieurs fois le tour de la place d’Allier, les trois hommes descendent de voiture frais et dispos. Les curieux, qui se pressent, sont amusés par la mascotte de l’expédition : un gros chat en peluche noire aux énormes yeux de porcelaine attaché solidement au pare-brise. Un journaliste du Progrès de l’Allier peut s’entretenir avec le héros du moment qui se dit très confiant dans le déroulé du parcours qu’il a préparé. En tant qu’ancien militaire, il en a vu et fait d’autres (un major Forbes a su remplir son rôle de chef inébranlable en Afrique australe). Pour l’essence, l’huile, les pneus, il compte sur les garagistes du cru. Et pour les pièces mécaniques qu’il faudrait réparer ou remplacer, Dieu y pourvoira ! La présence d’un fer à cheval sur le radiateur et d’une médaille de Saint-Christophe sur le volant prouvent qu’un minimum de croyance ou de foi sont effectivement nécessaires. Le major espère pouvoir chasser le tigre et le léopard (C’est une autre époque) et cinématographier des coins de Perse et d’Afghanistan où aucun Européen n’a encore posé le pied.
Des chroniques sont adressées régulièrement aux journaux des pays de passage. En France, le constat ne prend pas des chemins détournés ! Sans aucun parti pris, je dois dire que l’état des routes françaises est tout à fait abominable… il faut vraiment que les chauffeurs français aient une providence spéciale qui veille sur eux…
J’aime beaucoup les Français mais je dois pourtant leur avouer que j’ai un petit grief contre eux. Certains d’entre eux jouent à un vilain jeu qui consiste à « estamper » l’étranger… Forbes a notamment eu à régler une addition stupide et indécente après un mauvais repas dans une petite localité.
Enfin, il parvient dans le nord de l’Inde à Quetta (aujourd’hui au Pakistan) en 96 jours et 8 527 miles (13 722 km). Deux ouvrages parus en 1925 dont il est l’auteur témoignent de sa réussite :
By Car to India (Published by Hutchinson & Co, Londres) et England to India a world’s record in a Wolseley (édité par Wolseley Motors Ltd. à Birmingham).
Une publicité Wolseley s’appuie ensuite sur cet exploit en précisant que le major Forbes-Leith a battu un double record de distance et de difficulté (8 500 miles, dont 1 500 dans le désert et 3 000 sans route) qui n’aurait pu être réalisé avec une autre automobile dont l’achat est accessible à tout un chacun.
Louis Delallier