Jeudi 27 novembre 1879, le public se presse au théâtre, alléché par l’affiche annonçant les fantoches* de John Holden’s**. Du jamais vu ! Cette première représentation avec ses marionnettes comiques sera suivie de cinq autres, soit jusqu’au mardi 2 décembre inclus.
Les pantins articulés joliment et richement habillés, les décors soignés ravissent les spectateurs de tous âges. Des clowns, des danseuses, un squelette dont les membres voltigent et reviennent à leur place et d’autres personnages sont capables d’exprimer la joie, la surprise, l’épouvante avec une vérité remarquable. Certains marchent sur une corde, sautent, se rattrapent. Le réalisme est saisissant. Des ficelles permettent de faire bouger leur bouche, leurs yeux et leurs mains. Le final, exceptionnel, met en mouvement des globes, des cataractes d’eau naturelle pour une féérie de lumières électriques colorées ruisselant d’or où surgissent des fées. Pour les adieux de la troupe aux Moulinois, les 1er et 2 décembre à 20 heures, trois nouvelles pièces sont jouées : La Mère Gigogne anglaise, la Tempête de neige du mont Saint-Bernard et la Fête des démons aux enfers.
Ces adieux n’étaient qu’un aurevoir car la troupe Pajot investit les Cours près du théâtre en avril et mai 1884 avec un spectacle digne du précédent. Les fantoches (qualifiés d’américains ! pour leur donner l’attrait de l’étranger) comptent encore parmi eux le squelette magnétique et comique, la danseuse et le danseur de corde. Les tableaux sont variés et changent chaque soir. On annonce des effets de jour, de nuit, de neige, d’orages, d’incendie, des sujets maritimes et autres. La baraque Pajot est éclairée au gaz et chauffée. Le prix des places est modique afin de toucher le public populaire.
La fin de l’année 1887 ramène ce petit monde de bois et de ficelles à Moulins.
En avril et mai 1889, dans un établissement propre parfaitement clos et couvert, les marionnettes comblent à nouveau les spectateurs tous les soirs et en matinée les dimanches et jeudis. Ils peuvent également profiter, pendant les intermèdes, du talent de pianiste de mademoiselle Pajot.
Quatre ans plus tard, à la même époque, ainsi qu’en mars et avril 1902, le confortable et bien éclairé théâtre Pajot installé sur le cours du Théâtre propose un enchaînement de tableaux dans un luxe de mise en scène et de décors. On note la variété et la fraîcheur des costumes et on assure que les équilibristes et les clowns n’ont pas d’équivalent dans les cirques.
Un film de 18 minutes disponible sur internet (https://images.cnrs.fr/video/562) est un témoignage hors du temps et exceptionnel de ce que fut cet art que les Pajot se sont transmis de père en fils.
Louis Delallier
*De l’italien fantoccino, marionnette. Elles sont élégantes et montrées dans des théâtres fixes contrairement aux puppi ambulantes. On en parle dès le XVIe siècle en Italie. Elles sont en bois ou en carton. Elles essaiment partout en Europe et conquièrent autant le public enfantin qu’adulte. Des marionnettistes italiens s’installent en 1784 dans un théâtre parisien proche du Palais-Royal. La famille Séraphin anime ce théâtre jusqu’à sa fermeture en 1844.
**En cette fin d’année 1879, le théâtre Thomas Holden (père de John), faubourg Poissonnière à Paris, présente ses fantoches les jeudis et dimanches en matinée. Né en Angleterre en 1847, Thomas Holden y fait son apprentissage de marionnettiste en suivant sa famille sur les routes. Tandis que son frère aîné prend les rênes à la suite de leur père, il s’exile aux États-Unis en 1873 où il travaille pour plusieurs compagnies. De retour chez lui, en 1875, il fonde sa propre troupe. Il tourne dans le nord de l’Europe et dans les grandes villes françaises. Il ira jusqu’en Amérique du sud en 1887. Il décède à Londres en 1931.
***Trois Pajot vont se succéder dans le domaine des marionnettes à fils. Le point départ de cette dynastie remonte à un nommé Béranger qui devient le marionnettiste à la jambe de bois grâce à des fantoccini qu’il rapporte en France après avoir perdu une jambe dans une guerre napoléonienne. Il se produit dans des auberges et des foires. Il meurt en 1828. Son gendre Pierre Prosper Chauzet prend sa suite et donne une orientation pieuse à ses productions artistiques. A sa mort en 1864, Louis Pajot (dit Pajot I), un Bourbonnais, épouse Mlle Rosine Chauzet, rencontrée lors d’une tournée dans l’Allier. Il reprend la direction avant son propre fils, Louis (Pajot II), qui se tourne vers les fééries et les grands spectacles avec ballets et apothéose. Le succès est toujours au rendez-vous comme en témoignent les tournées dans toute la France avec une caravane de huit wagons. Mais la malchance est au rendez-vous à Angers en juillet 1905 avec un cyclone qui détruit théâtre et matériel. L’entreprise est ruinée. Des pillards se chargent de ce qui reste. Pajot relève la tête, devient Walton, car les artistes étrangers sont en vogue, et choisit la voie du cirque et du music-hall pour des tournées internationales. En 1941, Louis Pajot III, dernier de la lignée, est nommé président de l’Union coopérative des montreurs de marionnettes de France. Il meurt en août 1978 en laissant à Marcel Ledun, son élève, le secret familial de ses marionnettes à fils. Marcel Ledun, créateur de Bonne nuit les petits, est mort en 1919.