L’explosion de l’atelier de chargement* (AMS) dans la nuit du 2 au 3 février 1918 a marqué profondément les populations moulinoise et yzeurienne. Pendant plusieurs heures, le déchaînement de déflagrations et de feu qui se produit dans une partie du stock de trois millions d’obus, 2 400 tonnes de poudre et d’explosifs, 1 400 hectolitres d’alcool, d’essence et d’acétone ébranle les constructions, casse les vitres dans un très large périmètre et chasse sur les routes des habitants affolés par cette violence soudaine et dévastatrice. De plus, des rumeurs inquiétantes circulent sur son origine. Bien qu’éloignée du front, la ville pourrait quand même avoir été ciblée par l’aviation ennemie, les fameux Gotha qu’on craint par-dessus tout. Il n’en était rien, mais il est trop tôt pour s’en convaincre. On parle aussi des poudrières, qui pourraient sauter à leur tour. Les ouvriers et ouvrières, au cœur du cataclysme, sont en proie pour la plupart à une panique indescriptible. Le bilan humain s’élèvera à trente-deux tué(e)s et 210 blessé(e)s sans compter les quatre personnes mortes de peur.
Ce soir-là, à environ un kilomètre, une centaine d’enfants de quelques mois à dix ans sont sous bonne surveillance à la crèche-garderie** de l’établissement, installée dans les locaux de l’usine électrique dont la guerre a stoppé le fonctionnement. Le fracas des détonations, les fenêtres brisées, les cloisons qui tombent entraînent leur évacuation immédiate. Une grande partie des petits pensionnaires est conduite dans des voitures militaires chez Mme Candy, boulevard de Courtais, ainsi qu’à Avermes au château de Seganges et à l’orphelinat d’Avermes. Pendant ce temps, des gardiennes, aidées par des employés qui fuient les lieux, emportent avec elles les tout-petits. Un travailleur sénégalais prend l’un d’eux en charge pour le porter hors du danger jusqu’à Chevagnes à dix-neuf kilomètres où il le protège toute la nuit avant de le ramener à la crèche en continuant à en prendre soin.
L’évacuation précipitée et désordonnée aurait pu avoir des conséquences dramatiques. En effet, la panique était telle que des enfants sont perdus à proximité de la crèche rue Ampère dans les Bataillots. Ils auraient glissé des tabliers comme le rapporte Claude Renaud dans son ouvrage La catastrophe de Moulins, 2-3 février 1918 (paru en 1920 chez Crépin-Leblond). Agés de quatre à cinq mois, ils sont quatre à être découverts vers 22 heures et transportés à l’hôpital général. Une quinzaine d’autres est oubliée à la crèche. Ces bébés sont retrouvés le lendemain heureusement sains et saufs, toujours allongés dans leurs berceaux au milieu des débris de verre.
Ailleurs en ville, d’autres enfants séparés de leurs parents dans la cohue sont partis au hasard dans les rues dont deux fillettes qui ont réussi à atteindre la Nièvre, soit un minimum de quinze kilomètres. Dans ce domaine de la grande jeunesse, une naissance quelque peu prématurée se produit rue de Paris où s’engouffre un grand nombre de ceux qui souhaitent prendre leurs distances vers le nord, à l’opposé de ces terrifiantes détonations. Un seul acte de naissance, consigné dans le registre de l’état-civil moulinois, celui de Joseph Verdy, né le 2 février à 23 heures, à l’hôpital rue de Paris, pourrait donner une identité à ce nouveau-né dans ces pénibles circonstances.
Plus tard, on se rappellera ce qu’était ce fardeau psychologique de vivre auprès d’une activité aussi dangereuse où le moindre grain de sable pouvait tout faire basculer à chaque minute. On y pensait trop au début, on était effrayé, on imaginait le pire jusqu’à finir par s’accommoder de ce voisinage anxiogène parce qu’il le fallait bien. Heureusement pour les habitants traumatisés pour encore longtemps, l’exploitation du site ne reprendra que très partiellement et pour quelques mois seulement. L’armistice de novembre leur accordera une vingtaine d’années de répit, une guerre chassant l’autre.
Extraits du livre de Claude Renaud qui fut rédacteur en chef au Courrier de l’Allier (également co-auteur des Ephémérides moulinoises avec Marcellin Crépin-Leblond paru en 1926) :
Et les explosions continuent, du même rythme précipité. Le sol frémit, et dans l’air déchiré, secoué par un effroyable tonnerre, galopent d’énormes et retentissantes masses de son qui vont se répercutant d’un bout à l’autre de l’horizon…
[…] Quelqu’un – mû par un vieux doute professionnel – se décide à descendre à Moulins, pour tâcher de savoir la vérité. C’est un grand sujet de surprise, pour ce quelqu’un-là, que l’aspect du pauvre Moulins en ce matin du dimanche 3 février. Les toits sont tous disloqués et, çà et là, béants par de grands trous, les tuiles manquantes écrasées sur le trottoir. Aux façades des maisons, les volets sont irrégulièrement ouverts, parfois endommagés ; les fenêtres veuves de leurs carreaux. Aux devantures des magasins, les vantaux de bois, disjoints ou brisés, laissent voir des vitrines très éprouvées, leur grande glace réduite en morceaux : une pharmacie présente un grand désordre de bocaux, de flacons emmêlés, renversés, cassés. Quant aux fermetures de tôle ondulée, elles sont arrachées ou déjetées, bombent à droite, se retirent à gauche.
Et partout le silence, l’abandon.
Louis Delallier
*Voir mon article à ce sujet (AMS = A pour atelier et MS étant les première et dernière lettres de Moulins selon l’habitude prise alors pour désigner les ateliers de chargement)
**Pour favoriser le recrutement d’ouvrières (leur nombre avoisinera les 1 600 sur un effectif de plus de 8 300 personnes) et assurer un service en deux équipes de 6 heures à 17 heures et de 17 heures à 3 heures, la direction met à leur disposition une crèche-garderie. Mesdames Marie-Lucie Candy, épouse du capitaine Candy, président du conseil d’administration de l’atelier de chargement, et Louise Péronneau, veuve d’Henri Péronneau, qui fut conseiller municipal à Moulins et député de la circonscription, la dirigent. On voit encore la cheminée et le bâtiment de l’usine devenue plus tard la parfumerie « Jardins de France » aujourd’hui fermée.