Moulins ne s’est dotée d’un éclairage public qu’à la fin du XVIIe siècle. Et quelle clarté ! des lanternes sont placées au coin des rues ou devant des statuettes de saints, ce qui fait dire aux perfides qu’il s’agit davantage d’un éclairage religieux… les habitants qui doivent sortir la nuit se munissent d’une lampe personnelle.
En 1722, la municipalité décide d’installer un système à peine plus efficace qui dure jusqu’en 1784. C’est le 1er avril, sous le mandat de M. Vernin, maire, que sont inaugurés les réverbères : trente à quatre becs et soixante-quinze à deux becs. Ils fonctionnent de novembre à avril pour des raisons d’économie. Ils sont éteints une heure après le lever de la lune sauf la nuit de Noël et celle de carnaval. En 1801, à l’initiative d’un préfet, la commune est autorisée à prélever une partie du produit de l’octroi pour ajouter cinquante-trois lampadaires garnis de cent-trente-neuf becs rejoints par quarante autres en 1813. En 1829, deux-cent-trois en tout et quatre-cent-soixante-dix-huit becs sont recensés et deux-cent-quatre-vingt-dix-sept au 1er janvier 1844. C’est le moment du passage de l’huile au gaz comme combustible.
Distribué à Moulins par la Compagnie du gaz à partir de janvier 1844, le gaz ne fait pas alors que des heureux. Il suscite le regret des anciens réverbères et surtout des craintes, plutôt féminines affirme-t-on. Ce changement ne pouvait être que maléfique : malheurs divers dont une maladie qui se propagerait aux récoltes de pommes de terre. Les travaux associés à l’installation des conduites rajoutent à la superstition ambiante. N’avait-on pas déterré place Neuve (place Marx-Dormoy) un squelette en bon état ? Bien que provenant sans nul doute des sépultures liées à l’église Saint-Pierre-des-Ménestraux détruite pendant la Révolution, il avive les pires prédictions sur l’avenir.
Heureusement, beaucoup accueillent avec enthousiasme ce progrès qu’ils jugent utile et élégant. Et les curieux se massent près de l’usine à gaz où, pour commencer, quelques lanternes sont allumées, non sans mal. Un trou dans la conduite empêchant le gaz de monter est bien vite bouché avec du mastic. Les spectateurs s’impatientent, puis se désespèrent en voyant une flamme noire sortir du bec. Enfin, une vraie flamme les rassure et les enchante. Ils sont les témoins de la modernité lumineuse balbutiante. Denis-Marie Nau de Beauregard, maire de Moulins, est étonnamment absent.
Extrait d’un poème d’Alfred Meilheurat (Yzeure 1821-Paris 1856), journaliste, chansonnier et poète, auteur de la Physiologie du Moulinois.
Les anciennes lanternes sont sur le point de disparaître. Suspendues au milieu de la rue par des chaînettes tendues entre les maisons, elles étaient exposées à des risques quotidiens : chocs avec le chargement de bagages et de marchandises sur les diligences se déplaçant à grande vitesse qui provoquait un bruit infernal de verre fracassé, extinctions intempestives causées par le vent.
En même temps, le nouvel éclairage ne tient pas toutes ses promesses techniques, ce qui cause un trouble certain. De plus, les allumeurs* ne sont pas assez nombreux pour assurer un allumage en temps et heure. La sécurité n’est par conséquent pas suffisamment assurée notamment dans l’avenue de la Gare par où passent presque tous les voyageurs.
A la fin du XIXe siècle, le conseil municipal, conscient du problème s’accorde avec la Compagnie du gaz et décide que les lampes de l’avenue de la Gare et celles situées aux carrefours les plus fréquentés ne soient éteintes qu’à minuit et quart pour que les passagers du dernier train express puissent sortir de la gare et circuler sans risque. L’employé chargé de ce travail supplémentaire n’attend pas une minute de plus. Si des voyageurs s’attardent, ils le voient éteindre les lumières devant eux au fur et à mesure de leur avancée. Une deuxième décision repousse l’extinction à minuit et demi. Mais, si l’express a du retard, l’épineuse question réapparaît. Une troisième décision exige cette extinction un quart d’heure après l’arrivée de l’express quelle que soit l’heure.
En novembre 1903, on note une amélioration toute relative de la qualité de l’éclairage. Il a même été possible de rentrer du cirque à minuit en voyant où on mettait les pieds ! mais d’autres expériences contredisent ce constat. Un voyageur arrivant de Montluçon juge Moulins, pourtant coquette, mal éclairée. Un autre déplore le contraste entre Roanne où toutes les rues même secondaires sont magnifiquement éclairées avec un quartier de la gare noir comme un four. Des particuliers reviennent à leur lampe à pétrole, certains ne peuvent plus cuisiner. Des employés d’administrations se résolvent à utiliser des bougies en renfort. La Compagnie du gaz est montrée du doigt. Malgré les soixante-quinze contraventions dressées par le contrôleur municipal pour manque de pression, éclairage insuffisant, réverbères non allumés, lanternes non nettoyées, elle ne semble toujours pas prête à tenir son engagement du 15 juin 1890 de fournir « loyalement » un éclairage de qualité. Les amendes dont elle est redevable ne sont qu’une goutte d’eau comparées aux bénéfices engrangés.
Le Courrier de l’Allier, actif dans la description des insuffisances de l’éclairage et par conséquent critique avec la Compagnie du gaz, se retrouve traîné en justice par cette dernière en février 1904 pour diffamation. Un compte rendu amusant est publié dans ses colonnes du journal le 19. Il prend un malin plaisir à rappeler les chutes de MM Huard, préfet de l’Allier, l’archiviste départemental, le greffier du conseil de préfecture et le bibliothécaire de la bibliothèque des avocats sur les Cours à cause de l’obscurité. Il rappelle aussi, entre autres, l’utilisation de bougies à la cour d’assises l’année précédente, l’agacement du conseil municipal qui, en novembre, donne l’ordre à ses agents de ne pas hésiter à verbaliser toutes les infractions commises par la Compagnie qui reste sourde aux critiques négatives bien fondées. Le tribunal la déboute de sa demande et la condamne aux dépens car elle ne peut prouver le préjudice qu’elle aurait subi.
23 juin 1907, le mauvais éclairage est toujours dans les conversations même si la Compagnie du gaz entretient bien ses luminaires en les repeignant. La peinture, voyez-vous, nous disait le candélabre, voisin de la préfecture, ça ne coûte pas le diable ; tandis que le gaz coûte horriblement cher.
En novembre 1908, la population moulinoise se réjouit du nouvel éclairage au gaz des rues. La lumière diffusée apporte de l’éclat à la ville jusqu’alors plongée la nuit dans des lueurs tragiques aux reflets funéraires !
Louis Delallier
*Le métier d’allumeur de réverbères était exercé par des hommes volontiers qualifiés de farfadets ou de gnomes gouailleurs, insolents, persifleurs, crasseux et graisseux de la tête aux pieds : veste, tablier de peau à bavette, chapeau de toile cirée. Leur outillage était composé d’une boîte en bois à anse, blindée de plaques de tôle, dans laquelle ils transportaient ciseaux, huile, mèches et torchons.
Chaque soir, ils se déplaçaient en portant une petite lanterne déjà allumée à laquelle ils enflammaient une brochette de bois soufrée à l’une de ses extrémités (allumettes avant l’heure) qui leur servait à faire brûler la mèche du réverbère. De l’adresse manuelle est requise pour descendre et remonter les lampes aériennes, changer les mèches, nettoyer ou remplacer le verre, le tout au milieu de rues parfois passantes et, ce, à de très nombreuses reprises dans leur quartier respectif. L’extinction se faisait par épuisement du carburant. Ces professionnels, peu appréciés malgré leur indispensabilité, n’étaient pas prêts à se muer en allumeurs de gaz considérés comme sans compétences particulières autres que de savoir ouvrir et fermer un conduit, soulever le couvercle d'un lampadaire et enflammer du gaz qui ne demande qu'à brûler.