Il est environ midi et demi ce mercredi 1er mai 1895. Monsieur Bourdin, gardien à la Mal-Coiffée, prison établie dans l’ancien château des ducs de Bourbon en plein cœur historique de Moulins, fait sa tournée. Il aperçoit une cordelette entre une lucarne de l’escalier et le toit d’un petit bâtiment donnant sur la rue du Vert-Galant. Il comprend qu’un détenu libéré a fait passer du tabac aux prisonniers de l’atelier des paillons de bouteilles*, situé dans les combles. Il monte sans attendre et fait descendre Romain Rostagnat et Léon Chaput dans la cour où il compte bien les fouiller.
Mais les deux présumés coupables ne l’entendent pas de cette oreille et se jettent sur le gardien-chef Louis Brunelle et sur M. Bourdin qui reçoit un coup violent sur le nez. Rostagnat, plus ou moins maîtrisé, continue de se démener pendant que Chaput remonte à l’atelier quatre à quatre pour tenter de soulever la trentaine de prisonniers qui y travaillent sous la surveillance du gardien Pierre Bromont.
Tant pis ! je m’en fous, j’irai au bagne, mais je veux coucher un gardien s’écrie-t-il en brandissant l’impressionnant couteau de la presse à couper les bottes de paille dans la direction de Bromont. Ce dernier, poursuivi par le groupe, parvient à descendre prévenir ses collègues et fermer à clef une porte derrière lui. Les détenus, encore plus furieux, lancent table, tabourets dans la cour intérieure et cassent toutes les lampes de l’escalier. On les entend hurler « mort aux vaches ! », « on les étripera ! ».
Il est nécessaire et urgent de trouver du renfort à l’extérieur. C’est chose faite avec l’arrivée des gendarmes présents à la caserne et de la brigade de police au complet. L’affaire est tellement sérieuse que M. Durand, substitut du procureur de la République, M. Desage juge, le capitaine de gendarmerie Lohner et M. Platret, commissaire de police, les suivent peu après. Quand le calme est enfin revenu, le sous-brigadier Michelon, muni d’une lampe, les précède dans les cent-cinquante marches menant à la salle aux paillons. Les ex-révoltés, étonnamment déférents, se découvrent respectueusement et se rendent dans le préau sur ordre de M. Durand. On les fait aligner avant de les fouiller et de les interroger. Personne ne dénonce les auteurs de la rébellion.
Un couteau est découvert sur Henri Dutaillis jeune, détenu comme auteur présumé d’une tentative de crime à Buxières-les-Mines. Il est enfermé au cachot à trente-deux marches sous terre en compagnie de Léon Chaput, trop connu à Moulins, et Romain Rostagnat transféré fraîchement de Montluçon. On leur reconnaît une lourde responsabilité dans les évènements. Un quatrième meneur, identifié un peu plus tard, les rejoint. Il s’agit de Prosper, aussi mal réputé à Montluçon que Chaput à Moulins. C’est lui qui a jeté le mobilier par la fenêtre à trente mètres plus bas.
L’audience de jugement se déroule le 3 mai 1895 devant une assistance clairsemée. Après le rappel du déroulé des faits par les témoins, le gardien-chef brosse un portrait des prévenus :
Rostagnat n’est pas une mauvaise nature. Il est irritable, indiscipliné et ne supporte aucune remarque. A été mis six fois au cachot depuis son arrivée à la prison.
Léon Chaput, dit Georges, est sournois, vindicatif et ne reculerait pas devant une tentative d’assassinat.
Etienne Prosper, dit la Chèvre, parle toujours de se servir de son couteau.
Henri Dutaillis n’est pas encore assez connu des gardiens, il est insolent et se moque de tout le monde.
On apprend qu’au moment des incidents deux des cinq gardiens étaient partis manger. La prison compte alors quatre-vingt-cinq hommes et cinq femmes. Pour entraîner ses camarades, Chaput, 20 ans, leur annonce que Rostagnat est en danger de mort et que s’ils ne bougent pas, ils sont des lâches. Il affirme n’avoir pas fait entrer de tabac et que le gardien s’est blessé tout seul en tombant. Par conséquent, rien ne peut lui être imputé. Rostagnat, 22 ans, neuf condamnations, est à la Mal-Coiffée depuis le 26 juillet 1894. Étranger à cette histoire, il remarque toutefois que le « gnon » reçu par gardien Bourdin n’est pas volé car eux-mêmes sont « passés à tabac matin et soir pour des riens ». Dutaillis, 18 ans, qui connaît le règlement conteste la fouille qui a eu lieu sans autorisation préalable du gardien-chef. Il justifie le déplacement du groupe vers le bas par une simple curiosité. Etienne Prosper, 19 ans, six condamnations dont une pour coups et blessures, se dit innocent également. Le procureur de la République Beaugrand n’est pas ému par les témoignages de ces hommes presque parfaits. Il requiert une condamnation exemplaire. L’avocat de la défense, Reignier, demande le minimum légal. Chaput et Rostagnat écopent d’un an de prison, Dutaillis et Prosper d’un mois. Le journaliste conclut que c’est vraiment pour rien !
Deux d’entre eux partiront au bagne. Henri Dutaillis, né à Doyet, est condamné à quinze ans de travaux forcés et dix ans d’interdiction de séjour pour tentative d’assassinat et vol qualifié quelques mois plus tard. Il embarque le 6 décembre 1895 pour la Guyane. Au bagne, il apprend la profession d’effilocheur** avant de mourir le 20 février 1906 à Saint-Laurent-du-Maroni. (Son frère Jean-Baptiste, d’une dizaine d’années plus âgé, part par le même bateau).
Etienne Prosper, le Montluçonnais, condamné une nouvelle fois, en Creuse, pour incendie volontaire, embarque le 23 décembre 1909 pour la Guyane également ; il y meurt à Saint-Jean-du-Maroni le 24 septembre 1925.
Louis Delallier
*Paillon : Emballage de paille ou de jonc, de forme conique, servant au conditionnement de certaines bouteilles de vin fin ou de liqueur.
**Ouvrier chargé d’effiler les chiffons qui seront transformés en pâte à papier.