L’exposition d’enfants (terme juridique du XIXe siècle) signifie abandon en secret d'un nouveau-né en un lieu où il est susceptible d'être recueilli. Les abandons sont en constante augmentation (444 en 1824 à 519 en 1834 dans l’Allier) et font même l’objet d’un trafic de la part de femmes, parfois d’hommes, qui se chargent de ces dépôts contre dédommagement de la part de la mère. Elles ne se préoccupent pas d’apporter un quelconque confort à ces nouveau-nés transportés dans des conditions très dangereuses pour leur santé. Elles peuvent aussi se voir confier l’enfant en retour pour le placer à la campagne, très souvent à sa propre mère qui touche ainsi la rétribution des nourrices. Ces abus sont une préoccupation constante des autorités qui voient fondre les finances départementales dédiées, sans amélioration de cette dramatique question qui comporte un aspect moral non négligeable largement reporté sur les femmes. Un arrêté préfectoral du 10 novembre 1834 supprime les tours de trois des chefs-lieux du département (Montluçon, Gannat et Lapalisse) ouverts au début de l’année 1812 en même temps que celui de Moulins. Le tour* de l’hôpital général de Moulins n’est pas inclus, mais les religieuses interprétant mal la décision le ferment également (Toutefois, il fonctionnera encore de 1840 à 1850). La décision suivante de déplacer les enfants d’un arrondissement à l’autre obtient pour résultat le retrait par leur mère de 1087 enfants. Cela conduit au constat que beaucoup d’enfants abandonnés, bel et bien légitimes, étaient suivis à la trace par leurs parents. Cela confirme aussi que des mères les élevaient elles-mêmes en touchant la rétribution destinée aux nourrices.
Ces enfants trouvés sont presque tous des bébés de quelques jours au plus. Chaque exposition est minutieusement relevée dans les registres de police moulinois entre les signalements de tapages nocturnes, vols, bagarres et autres délits de plus ou moins grave importance. Ils reçoivent les premiers soins avant d’être présentés à l’officier d’état-civil. Lorsque leurs nom et prénom ne figurent pas sur un morceau de papier, ils sont dénommés de façon originale, voire absurde** parfois. La description de leurs vêtements est reproduite intégralement dans leur acte d’état-civil officiel. Ces renseignements précis permettront aux mères qui souhaiteraient les récupérer de prouver la filiation. Il arrive qu’elles gardent un morceau du ruban de couleur qu’elles auront laissé avec leur nouveau-né.
Lorsqu’ils ne meurent pas dans les jours qui suivent (le taux de mortalité est de 64 % entre le 1er janvier 1835 et le 31 décembre 1849), ils sont confiés à une famille nourricière très souvent de cultivateurs ou de journaliers, rétribuée par l'administration départementale. Il leur arrive de changer de famille d’accueil et, lorsqu’ils atteignent 10/12 ans, sont placés comme domestiques dans les fermes. Plusieurs lieux de placement se retrouvent dans les actes de décès de ceux et celles qui ont survécu quelques semaines, mois, voire années : Bellenaves, Vicq, Chapeau, Cesset, Gannat, Ébreuil. Les expositions de 1850 à 1859 se montent à 547 dont 300 décès.
Dans les comptes rendus des séances du conseil départemental publiés par le Mémorial de l’Allier, on lit que l’assemblée étudie chaque année la prise en charge pécuniaire et le devenir de ces enfants. Au cours de la séance du 26 août 1850, l’inspecteur du service des enfants trouvés sollicite la révision du tarif des mois de nourrices. L’augmentation serait d’environ 4,32 francs par an pour chaque enfant, soit annuellement 11 000 francs. Cette dépense paraissant trop forte, il doit faire une nouvelle proposition améliorant à la fois la condition des enfants et n’occasionnant pas à la collectivité de nouveaux sacrifices.
Un an plus tard, certains élus départementaux insistent sur les bienfaits des secours destinés aux filles-mères. Ils pensent que le chiffre des expositions diminuerait si certains maires en accordaient comme Gilbert Choisy à Chantelle. Ce dernier se félicite d’avoir souvent donné une famille à ces pauvres enfants et les avoir ainsi soustraits au rachitisme, à la prison, au bagne peut-être où les malheureux enfants trouvés figurent en grand nombre. D’autres de ses collègues redoutent un encouragement au laisser-aller des mœurs.
Une aide supplémentaire est votée en août 1854 à l’hôpital de Moulins pour le coût en hausse de la fourniture de vêtements. En effet, bon nombre d’enfants trouvés une fois placés dans les campagnes ont été ramenés à l’hospice avec pour conséquence le possible renvoi des vieillards pour lesquels il avait été originairement fondé. Il est spécifié que l’indemnité de l’inspecteur ne sera attribuée que lorsque les tournées extraordinaires de contrôle auront vraiment eu lieu.
En septembre 1856, les conseillers constatent que la réforme prise par le préfet a porté ses fruits. Le grand intérêt qu’il porte à ce service l’a conduit à exiger que les fonds départementaux ne bénéficient qu’aux enfants se trouvant réellement dans les conditions voulues pour les obtenir. Il en a résulté l’effet escompté : diminution des dossiers d’enfants assistés (1417 en 1853, 1301 en 1855) et donc de la dépense et diminution du nombre d’expositions (58 en 1853, 44 en 1854, 40 en 1855). De plus, une tutelle plus réelle et plus efficace de ces enfants sera mise en place.
Mais le problème reste entier comme le prouvent les chiffres au 1er janvier 1862. Le département finance un total de 431 enfants trouvés, 241 abandonnés ou orphelins pauvres et 296 secourus temporairement. Au 31 décembre suivant (déduction faite des décès et des radiations par limite d’âge), on dénombre 353 enfants trouvés, 255 abandonnés ou orphelins, 359 secourus.
Camille Lavergne, inspecteur du service des enfants assistés, dans sa brochure Des tours et des secours temporaires dans l’Allier parue à Moulins en 1879, reprend l’historique, expose constats et chiffres, apporte des réflexions et les améliorations préconisées.
Parmi les malheureux bébés moulinois recueillis à l’hôpital général, Sylvestre Neigefond (1er - 24 janvier 1857) portait autour du cou une médaille en cuivre de Notre-Dame de Fourvière.
Georges Frais, trouvé le 23 avril 1857, avait un mouchoir de poche en coton pour drapeau, était vêtu d’une chemise garnie en mousseline, d’une brassière garnie de gros rouge, d’un serre-tête en coton garni d’un petit tulle blanc, d’un bonnet en gros mérinos brun garni d’un tulle noir, de deux mauvaises bourrasses en droguet, une bordée des deux côtés d’un lien bleu, d’une pointe de mouchoir en coton déchiré, d’un mouchoir fond bleu avec bordure rouge jaune. Il portait pendu au cou un petit morceau de sucre dans un linge. Il va mourir à Bellenaves le 9 juin 1859 chez Catherine Sarrassat, épouse de Jean-Baptiste Peigue, chanvreur, à qui il avait été confié.
Louis Sabourin, trouvé le 11 juillet 1857, était vêtu d’un drapeau en coton blanc, d’une chemise en coton, d’une brassière en indienne rose, d’un bonnet en indienne violet-blanc, d’un serre-tête en coton blanc, d’une bourrasse doublée couleur brune, d’une pointe en indienne jaune blanc. L’enfant était porteur d’un billet ainsi conçu Ce petit garçon a été baptisé le 4 juillet 1857. Il se nomme Louis Sabourin, il est déposé à l’hospice le 11 juillet à 2 heures du matin.
Pétronille Camilly, trouvée le 30 juillet 1858 : chemise en calicot, brassière blanche en piqué - serre-tête blanc garni d’une petite dentelle, bonnet en flanelle bleue avec pois blancs garni d’une petite dentelle blanche, drapeau en toile, deux bourrasses en molleton de laine, l’une blanche, l’autre noire, deux mouchoirs en calicot dont un marqué C et X, un billet portant ces mots Camilly née le 31. Elle demande le baptême. Elle décède le 3 septembre 1858 à Vicq, lieu-dit Nérondes, chez Gilbert Péronnet, 40 ans, cultivateur.
Saturnin Bontemps, trouvé le 11 octobre 1858 : chemise en calicot, brassière en molleton de laine bleue, deux bourrasses de même étoffe, un drapeau en toile, trois serre-têtes blancs, un bonnet blanc en piqué garni d’une dentelle, deux fichus en jaconas fond blanc dont l’un à dessin bleu, l’autre dessin rouge, le tout en bon état. Sur l’enfant était un petit billet portant L’enfant a été nommé Saturnin C. S. Il portait aussi suspendu au cou une petite croix. Décédé le 11 juin 1864 au bourg de Chapeau (confié le 18 octobre 1858) chez Claudien Motet, femme de Louis Drure.
Soigné Théodore, trouvé le 8 novembre 1858 : chemise en calicot, brassière en indienne fond violet, deux drapeaux en toile, bourrasse en indienne de différentes couleurs, bonnet en mousseline laine grise bleue garnie d’une dentelle noire, serre-tête en calicot garni d’une dentelle blanche, mouchoir de poche en coton à grands carreaux, oreiller en coutil à raies bleu et blanc rempli de plumes avec quatre liens servant à attacher l’enfant, un écrit portant ces mots Cet enfant n’est point baptisé. Il décède le 11 janvier 1859 à Cesset, lieu-dit les Communaux, chez Marie Rochet, sa nourrice.
Les jumeaux Louis et Marie Lefraire, trouvés le 19 janvier 1859, n’ont guère eu plus de temps. Louis : chemise en toile, brassière en laine blanche, autre en drap bleu, serre-tête en toile, autre en laine blanche, bonnet blanc en peigné avec dentelle, deux drapeaux en toile, grand fichu en indienne fond blanc. L’enfant portait une médaille en argent et un billet ainsi conçu Le frère et la sœur deux jumeaux. Il s’appelle Louis.
Marie : chemise en toile fil, brassière en indienne fond marron, doublé de lustrine bleue, serre-tête en toile, bonnet en indienne rayée de différents couleurs garnie d’un tulle de coton noir et deux drapeaux en toile, une croix rouge, bourrasse en molleton laine bleue, une autre en droguet rayé bleu clair et foncé, mouchoir en coton rose, pointe en jaconas fond bleu. L’enfant portait une médaille en argent et un billet ainsi conçu Le frère et la sœur deux jumeaux. Elle s’appelle Marie.
Il décède le 31 janvier à l’hôpital et elle le 10 mars 1859 à Gannat, lieu-dit La Bâtisse, chez François Boële, son nourricier.
Secundo Agnès, trouvée le 31 janvier 1859, meurt le 14 mai 1859 à Ebreuil chez Anne Gravier.
Marie Nativité, trouvée le 8 septembre 1860 : deux maillots en serge de laine verte, un torchon blanc en toile marqué C.D., un chiffon pour drapeau, une petite chemise blanche en toile, une brassière en indienne fond blanc quadrillée en rouge et violet, un serre-tête en calicot, un petit bonnet blanc en toile, un autre petit bonnet en mousseline claire garni d’une dentelle, collerette en crêpe et tulle de soie, petit oreiller en coutil rayé bleu et blanc. L’enfant avait à son cou un médaillon en cuivre et plomb dans l’intérieur duquel est gravée l’image de Notre-Dame-du-Pilier ainsi que l’indique l’inscription qui est autour. Bandelette de drap écarlate. Décédée le 15 décembre 1860 à Saint-Voir chez Antoine Michalet, 30 ans, journalier aux Jots, son nourricier.
Gertrude Clair, trouvée le 23 mars 1858 : chemise en calicot - chemise en coton rouge - un bonnet noir en taffetas garni d’une dentelle noire en laine - un mauvais foulard en coton couleur cannelle à grands dessins de différentes couleurs.
Elle s’est mariée le 18 juin 1887 à Espinasse-Vozelle avec François Masson, 36 ans, poseur aux chemins de fer. Elle a été domestique et a trois enfants nés hors mariage (1879, 1882, 1186). Elle sait écrire.
Barnabé Ruban, trouvé le 16 juin 1858
Chemise en calicot avec garniture brodée - brassière à dessins de couleurs - bourrasse en indienne violet rayée - drapeau en toile - maillot doublé de différentes couleurs - pointe de mouchoir en indienne fond jaune - un serre-tête en calicot garni d’une dentelle - bonnet en cotonne à carreaux rouges et blancs - portant au bras droit un ruban rose et au cou un ruban jaune.
Journalier, marié à Moulins le 29 juin 1885 avec Agnès Favière, 27 ans, domestique, née à Montluçon de parents inconnus. Le recensement de Moulins le situe au 194 rue de Decize. Il est maçon. Il vit avec sa femme et leur fils Auguste, né en 1886, tailleur de pierres chez Fugier, marié à Hélène, et leurs enfants Robert et René. Il sait écrire.
Barnabé meurt dans des circonstances tragiques le vendredi 3 juin 1921 à Besson en descendant dans un puits à cheval sur une dalle destinée à être scellée au fond. Le nœud d’accroche ayant lâché, il termine ses jours crâne et colonne vertébrale fracturés.
Louis Delallier
*Le tour d’abandon est installé dans les murs des hospices et pivote sous le poids de l’enfant. Une sonnette permet d’avertir la personne de garde qui récupère l’enfant. Il garantit ainsi l’anonymat du dépositaire. Le premier tour est aménagé par Saint Vincent de Paul à Paris en 1638. Le décret impérial du 19 janvier 1811 légalise le système afin de lutter contre les infanticides. Au cours du XIXe siècle, le débat est incessant entre les tenants de ce mode d’abandon considérant qu’il protège les enfants et les opposants considérant qu’il déresponsabilise les parents (les mères principalement). Enfin, la loi du 27 juin 1904 abroge les lois précédentes et prévoit un bureau d’admission ouvert jour et nuit dans chaque département. Elle instaure un secours aux familles afin de réduire les abandons et facilite l'admission en secret des enfants pour réduire l'infanticide ; elle augmente les pensions versées aux nourrices. Ces enfants sont déclarés « pupilles de l'Etat ».
**Quelques noms de bébés relevés entre 1857 et 1860 : Antoine Januarius, Thècle Quart, Marie Dolor, François Dass, Joseph Toupetit, Nathalie Lemur, Marie Attente, Joséphine Portail, Marie Paquet, Hilaire Epinglé, Gilbert Suivi, Damien Matinal. Voir mon article plus général sur ce sujet des prénoms et noms.
Lexique des mots employés dans les registres :
Bourrasse (terme régional) : pièce d’étoffe très épaisse de laine ou de coton dont on enveloppe le bébé par-dessus les couches
Calicot : toile de coton assez grossière
Drapeau : petit drap
Droguet : étoffe grossière de laine ou généralement de serge moitié fil et moitié laine, formant une sorte de drap mince et étroit. Vêtement fait de cette étoffe.
Indienne : étoffe de coton peinte ou imprimée, fabriquée primitivement en Inde, puis imitée par les manufacturiers européens.
Jaconas : tissu de coton, fin et léger, employé surtout au XIXe siècle dans la confection féminine et dans la lingerie
Peigné : Le coton peigné est un tissu dont la qualité et les caractéristiques ont été améliorées grâce à un procédé de fabrication spécifique
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