Cet original « vipéricide » arrive à Moulins le mardi 19 septembre 1911 et se rend directement au poste de police pour quémander un bon de pain. Il a marché des jours durant depuis Paris et voudrait bien regagner Clermont-Ferrand d’où il est imprudemment parti avec un marchand de bestiaux qui lui a fait croire à une vie facile dans la capitale. Seulement, à peine descendu du train gare de Lyon, il se retrouve abandonné par son compagnon de voyage qui a probablement autre chose à faire. Jean Serpent ne dispose que de 2,50 francs, insuffisants pour repartir par le train. Il bénéfice de la générosité d’un Parisien à qui il a demandé la route de Clermont et qui lui offre le tramway jusqu’à Charenton. Jean Serpent n’aura rien vraiment vu de la capitale. Il n’aura que son billet de tramway, soigneusement conservé, à montrer à son retour chez lui.
Et le voilà parti pour un long voyage sur des routes poussiéreuses, dans une chaleur pénible, avec des nuits à la belle étoile et comme nourriture des morceaux de pain obtenus çà et là de la part de fermiers apitoyés. Il n’arrive même pas à travailler car les vipères, dit-il, craignent autant la chaleur que le froid et ne sortent pas. Il essaye pourtant de chasser dans plusieurs parcs de châteaux, mais sans succès. À Sancoins où la fête bat son plein, des gens du coin se croient malins en lui donnant une mauvaise indication sur le chemin à prendre. Ils lui font faire 30 km de plus. Et comme il porte ses hautes bottes de travail, éperonnées et lourdes, qu’il ne veut pas user, il peine davantage à marcher. Il dira que s’il avait eu 30 sous pour s’acheter des espadrilles, il aurait couru et serait arrivé huit jours plus tôt.
Il souhaite se reposer et, pourquoi pas, s‘installer à Moulins. Mais, il n’en fera rien puisque après trois jours seulement, il reprend la route et atteint Clermont quelques jours plus tard. A Vichy, quelqu’un lui donne un ticket de train pour Gannat. Mais il s’endort dans le wagon et ne se réveille qu’à Clermont qui est aussi le terminus, heureusement pour lui. Il affirme alors qu’il n’est pas près de s’éloigner de là.
Jean Serpent, de son vrai nom Michel Vergne, est un personnage célèbre. Il est le sujet de nombreux articles de presse et de cartes postales. Il est ainsi assez facile de reconstituer une partie de son activité professionnelle. Il est décrit comme un petit homme, trapu, moustachu, aux yeux bleus. Il aurait commencé sa carrière vers l’âge de 18 ans. Son matériel est composé d’un bâton, d’une épée et d’une cage au treillis métallique avec fond en bois. Il se déplace chaussé de ses hautes bottes qui le protègent des morsures et se coiffe d’une casquette portant l’inscription « mort aux vipères » ou un chapeau à bords mous.
En 1898, Le Figaro rapporte qu’en revenant d’une chasse par le tramway de Royat, malencontreusement Jean Serpent casse un bocal rempli de vipères qu’il a l’habitude de capturer vivantes. Il n’y a pas d’autre solution que d’arrêter d’urgence le tramway et d’y laisser Jean Serpent seul pour récupérer ses bestioles. Il y parvient au prix de deux morsures qui lui valent deux semaines d’hôpital.
En octobre 1900, Le Figaro encore annonce que Jean Serpent est de retour à Clermont après un mois passé à Saint-Germain-Lembron où il a détruit 400 vipères et une semaine passée à Chalus où il en a attrapé 60. Il aurait subi 25 morsures depuis ses débuts et anéanti 32 000 aspics.
En cette fin de XIXe siècle, on l’a vu, perché sur les épaules du funambule Djelmako (alias Jacques Blanc mort à 73 ans au cours d’une dernière démonstration en 1933), qui traversait la place de Jaude sur un fil. Jean Serpent avait été payé pour cet exploit qui lui a fait très peur.
En juin 1901, il fait un autre séjour à l’hôpital après avoir été mordu à Aubière.
En 1902, on apprend qu’il cautérise ses morsures avec de l’alcali et en soigne les effets avec beaucoup de rasades d’eau-de-vie… et que la fièvre dure quelques jours avant que tout ne rentre dans l’ordre. Sa technique, bien éprouvée, lui permet d’attraper les bêtes vivantes. Chez lui il coupe les têtes qu’il porte dans un bocal à la préfecture afin d’obtenir une prime de 0,15 à 0,20 franc par tête selon l’espèce.
En 1903, La Croix du 23 avril rapporte que Jean Serpent vient d’être mordu par une vipère dans le parc du château de Mirabelle à Riom et qu’il a été admis à l’Hôtel-Dieu de Clermont. Son état inspire de vives inquiétudes.Il se remettra car une délibération du conseil départemental du Puy-de-Dôme, le 21 août suivant, lui accorde une augmentation de 10 centimes de sa prime en la passant à 0,25 franc.
Le Moniteur d’Issoire du 8 octobre 1904 cite ses exploits récents à Bergonne et Chidrac, deux communes du Puy-de-Dôme, où il a respectivement attrapé 80 et 40 vipères en une dizaine de jours. Les maires lui ont rédigé des certificats élogieux.
Grâce au XIXe siècle du 17 août 1908, on sait qu’il approche la cinquantaine et qu’il habite Montferrand pendant l’hiver. Ce jour-là, il prend 120 vipères à Saint-Nectaire, payées 1 franc pièce et s’apprête à partir pour Châtel-Guyon. Jean Serpent est fier des attestations qu’il reçoit pour son excellent travail dont une écrite par une comtesse. Il s’est ainsi constitué une petite clientèle pour laquelle il intervient régulièrement. En 1908 toujours, il chasse les couleuvres, les lézards aussi bien que les vipères parce qu’un professeur de l’académie de Toulouse lui donne 2 francs par mère pleine. Jean Serpent totaliserait 37 morsures.
Le 2 mai 1919, le conseil départemental du Puy-de-Dôme augmente la prime à 50 centimes par tête de vipère. Mais, au cours de la même séance, Monsieur Lecoq, conseiller départemental, exprime sa compassion et demande au préfet d’octroyer un secours à Jean Serpent qui, après tant de services rendus, est malade et se trouve réduit à la mendicité.
Cette nouvelle est confirmée par Le Figaro du 18 juillet 1920. Jean Serpent est remplacé, depuis 8 ans déjà, par un nommé Champclos qu’on surnomme souvent Jean Serpent. Le vrai, l’unique Jean Serpent, lui, gagne quelques sous en vendant des indicateurs des chemins de fer aux terrasses des cafés.
Il meurt le 19 janvier 1921 à Clermont où il vit avec sa sœur au 6 rue Lagarlaye (il est né à Clermont le 4 avril 1861). Plusieurs années plus tard, des journaux parlent encore de lui pour des raisons médicales. Son histoire aurait contribué à faire avancer des recherches sur les propriétés du venin.
Il reste aussi de lui cette légende : Jean Serpent aurait apprivoisé des vipères et les aurait fait approcher en dansant alors qu’il leur sifflait des bourrées comme un charmeur de serpents.Le docteur Hector Chomet (voir article à son sujet) et lui auraient pu échanger sur le pouvoir de la musique.
Louis Delallier