L’histoire qui suit est une illustration cruelle et ordinaire des dommages dits collatéraux des conflits, des dommages invisibles, pas chiffrés et vite oubliés.
La famille Doridot est composée de Jules et Marie, les parents, et de deux enfants : Raoul, né rue Cante à Moulins en mai 1890, et René né en janvier 1902 à Ferrière-sur-Sichon où Jules Doridot est allé exercer comme percepteur. Le retour à Moulins se fait au 68 rue de Bourgogne. Jules Doridot occupe alors le poste de chef de bureau à la trésorerie générale.
Raoul, devenu clerc de notaire chez Damour, 23 rue des Potiers, part au service militaire le 9 octobre 1911 comme soldat de 2ème classe et passe dans la réserve le 8 novembre 1913. Il a 23 ans. L’avenir s’annonce tranquille, voire favorisé.
Aurait-il pu envisager un seul instant reprendre l’uniforme et cette fois pour combattre ? C’est chose faite le 3 août 1914. Comme tant d’autres, sa vie bascule définitivement. Porté disparu le 20 août 1914 à Sarrebourg, il est signalé comme prisonnier au camp de Lechfeld* en Bavière. Sa fiche de prisonnier indique qu’il sera transféré à Lindau puis à Bernau, toujours en Bavière.
Psychologiquement très fragilisé, Raoul apprend en novembre que sa mère est mourante. Il n’hésite pas à solliciter une autorisation spéciale des autorités militaires allemandes pour se rendre à Moulins dans les plus brefs délais contre la promesse de rentrer au camp dès qu’il aura revu sa mère.
L’autorisation lui est exceptionnellement accordée. Mais à Besançon, les militaires français n’entendent pas le laisser passer comme ça. Un prisonnier libéré temporairement et sur parole par l’ennemi leur semble suspect. La vérification dure trop longtemps. Madame Doridot décède le 8 décembre avant l’arrivée de son fils aîné. Raoul rebrousse chemin vers sa prison de soldat.
Enfin rapatrié d’Allemagne, le 20 décembre 1918, il est incorporé au dépôt de Moulins le même jour, soit 8 jours après la mort de son père. Les deux frères sont seuls maintenant. Toujours soldat, Raoul passe au 121ème régiment d’infanterie le 22 avril 1919 avant d’obtenir un congé illimité le samedi 9 août 1919. Cela ne signifie malheureusement pas la fin de ses tourments. En effet, son jeune frère meurt le lendemain, chez lui rue Rouget-de-L’Isle.
C’en est trop pour Raoul qui, après avoir écrit une lettre pour s’expliquer, s’en va jusqu’au pont de fer et se jette dans la rivière. On le retrouve le mardi 12 août retenu par l’un des pilotis, vestiges du vieux pont Ginguet.
La famille des Doridot de Moulins n’est plus. Son dernier représentant qui ne s’est pas relevé de ce dernier coup du sort n’avait que 29 ans**.
Louis Delallier
*Le camp de Lechfeld détient 9 000 hommes. Il est tellement étendu qu’il faut une heure pour le traverser.
**Son histoire tragique a fait l’objet d’articles dans la presse nationale et internationale dont la Dépêche du Berry, l’Eclair, la Patrie, Le Journal de l'Orne, The Richmond palladium and sun-telegram et The Madison daily leader.