On en parle comme du plus grand banquet de l’histoire. Il a réuni 22 965 convives, dans le jardin des Tuileries, dont 21 019 élus municipaux de métropole, d’outremer et d’Algérie et aligne des quantités astronomiques de nourriture et matériels.
Émile Loubet, président de la République, et Pierre Waldeck-Rousseau, président du Conseil invitent tous les maires de France à l’occasion de l’exposition universelle (14 avril - 12 novembre). La date n’a pas été choisie au hasard. C’est celle de la proclamation de la République en 1792. Il s’agit là de magnifier la République encore une fois, de retrouver une unité nationale bien écornée par l’affaire Dreyfus, d’afficher le prestige français et de célébrer la réussite de l’exposition.
Ont répondu à l’appel 172 des 321 communes bourbonnaises dont 124 seront représentées par leur maire, 20 par un des adjoints, 28 par un conseiller municipal. On note que 118 maires ont refusé l’invitation pour des raisons diverses et 31 n’ont pas réagi.
Parallèlement à la réception présidentielle, la municipalité de Paris organise des fêtes auxquelles elle convie chaque maire également. Joseph Sorrel, maire de Moulins, répond d’abord favorablement. Puis, il se ravise et explique ses motifs par un courrier adressé au président du conseil municipal de Paris, Armand Grébauval, daté du 12 septembre 1900 :
[…]
J’aurais cru manquer à un devoir de courtoisie si je n’avais point répondu à la gracieuseté de l’assemblée communale de Paris nous invitant à fêter le splendide succès de notre merveilleuse Exposition.
Mais, aujourd’hui la presse donne à ces fêtes une tournure politique à la laquelle le maire républicain de Moulins ne saurait s’associer.
Dans ces conditions, j’ai le regret de retirer l’adhésion que je vous avais spontanément adressée.
[…]
Le Courrier de l’Allier fait ensuite allusion à Louis Lasteyras, maire radical-socialiste de Vichy auquel Joseph Sorrel aurait emboîté le pas et conclut « l’homme absurde est celui qui en change jamais » …
Tout est mis en œuvre pour faciliter le déplacement des maires. La direction des chemins de fer économiques met en place des permis de voyage payants à l’aller et gratuits au retour sur présentation de la carte d’invitation dûment tamponnée à l’entrée du festin et accorde des bons de demi-place pour les épouses et les enfants.
Les instructions sont distillées au fur et à mesure. On apprend que six groupes de convives sont formés. Le premier groupe (de l’Ain aux Basses-Pyrénées) sera installé sous la première tente, voisine de la rue de Rivoli. Les maires de l’Allier seront près de la place de la Concorde. Un classement par ordre alphabétique s’ajoute au tri par département ce qui provoquera à l fois des chamailleries lorsque le doyen d’âge d’une table par exemple n’obtiendra pas la place escomptée et des fraternisations comme entre les édiles du Finistère et du Gard.
La veille du banquet, la gare de Moulins se garnit d’hommes en redingote, chapeau melon sur la tête, portant une valisette en toile jaune et parfois un carton à chapeau haut-de-forme. Aucune tenue précise n’est exigée, mais l’évènement mérite de soigner son apparence. Joseph Sorrel est annoncé comme partant par l’express de 13h 41.
A banquet démesuré, moyens démesurés1 :
Deux tentes immenses, décorées d’écussons aux initiales RF sont reliées entre elles par d’autres tentes perpendiculaires,
700 tables de 10 mètres de long chacune pour 32 à 36 couverts recouvertes de nappes molletonnées, soit sept km.
125 000 assiettes sur lesquelles sont placés, en guise de cadeau de bienvenue, une petite reproduction de la tapisserie des Gobelins « Armes de la République » présentée dans l’enceinte de l’exposition et le menu.
55 000 fourchettes - 55 000 cuillères - 60 000 couteaux - 95 000 verres - 4 500 raviers de hors-d'œuvre - 2 000 kg de saumon - 2 480 faisans - 2 500 poulardes - 2 700 canetons – 2 400 kg de filets de viande - 1 200 litres de mayonnaise - 700 pots de moutarde - 1 500 camemberts - 60 000 petits pains - 1 400 litres de glace à la vanille - 40 000 condés (entremet froid à base de riz au lait et de fruits pochés ) - 2 800 assiettes de petits fours - 2 800 paniers de fruits dont 10 000 pêches, 1 000 kg de raisin, 4 000 figues, 6 000 poires, 4 000 pommes, 20 000 prunes - 20 000 physalis - 3 000 litres de café (de la maison Charles Prévost et fils) - 75 000 morceaux de sucre - 9 000 bouteilles d'eau - 39 000 bouteilles d'alcool dont 1 500 de Fine Champagne !
Un seul traiteur, Potel et Chabot, maison parisienne dirigée par M. Legrand, est à la manœuvre. Pour préparer et servir les plats, on a recruté 11 chefs renommés, 220 chefs de partie, 400 cuisiniers et 1 215 maîtres d'hôtel, 3 245 serveurs et plongeurs. Les cuisines s’étendent sur 4 km. Le téléphone et six bicyclettes sont utilisés pour la transmission des ordres de service. Une automobile De Dion-Bouton de 4 CV permet au général de brigade de circuler entre les tables…
Le menu ne peut être que remarquable et très copieux. Il a été imprimé en quatre pages sur un carton luxueux. Il donne aussi le programme de la représentation qui aura lieu à la salle des fêtes.
Menu
Hors-d'œuvre
Darnes de saumon glacées parisienne
Filet de bœuf en Bellevue
Pains de canetons de Rouen
Poulardes de Bresse rôties
Ballotines de faisans Saint-Hubert
Salade Potel
Glaces Succès – Condés
Dessert
-
Vins
Preignac servi en carafes - Saint-Julien servi en carafes
Haut Sauternes
Beaune - Margaux J. Calvet 1887
Champagne Montebello.
Programme
Salle des fêtes
La Marseillaise
-
Danse de jadis et de naguère
I - Danses barbares
II - Danses grecques
III - Danses françaises
IV - Danses modernes
-
Avec le concours de
La Comédie française
Et de
L’Académie nationale
De musique et de danse
Le personnel peut se partager 3 000 litres de vin rouge ordinaire.
Le jour J, une foule d’hommes (les femmes sont encore à des décennies de voter et de se faire élire), tout de noir vêtus, sauf les Bretons dans leurs costumes régionaux colorés, les chefs algériens vêtus de pourpre et de blanc, les Landais avec leur béret bleu et les élus du Berry qui ont passé leur écharpe tricolore par-dessus leur veste, attendent leur tour pour pénétrer sous les tentes dans un brouhaha sourd. Les uns et les autres s’interpellent, font connaissance. Le curé de la commune de Sauzon est accueilli par un « vive le curé républicain ! ». Une organisation rigoureusement préparée fluidifie les entrées et le placement des invités. Les 50 préposés aux vestiaires ne relâchent pas leur attention pour bien étiqueter les vêtements qu’on leur confie.
La Marseillaise retentit à l’entrée du président de la République, jouée par la Garde Républicaine, installée derrière la table présidentielle. Et au signal des trois coups de sonnette électrique déclenchés par monsieur Legrand, directeur de la maison Potel et Chabot, les serveurs commencent leur délicat exercice. Monsieur Legrand a donné les consignes de ne rien refuser, de repasser les plats si nécessaire et de forcer sur les vins ! Façon de détendre les plus rebelles ?
Non seulement le nombre d‘assiettes à remplir pourrait donner le tournis, mais pas une minute n’est à perdre car le président a demandé de ne pas dépasser 1h 30 de repas (il durera 1h 15). Émile Loubet est assis entre Armand Fallières, président du Sénat et Paul Deschanel, président de la chambre des députés. À sa droite, se trouve le plus âgé des maires, monsieur Rigaud, 92 ans, maire de Marigny-sur-Yonne (Nièvre) et à sa gauche le jeune des maires (monsieur Berthoumieu, 25 ans, maire de Bourret (Tarn-et-Garonne). Le discours présidentiel, applaudi et même ovationné, met l’accent sur l’amour de la Patrie, l’unité nationale, la liberté, le règne de la loi et du droit. Des maires, tout à leur enthousiasme, portent des toasts qui ne sont entendus que par leurs voisins. Max Régis, maire d’Alger, quant à lui, provoque une altercation avec le préfet d’Alger, Monsieur Lutaud, à laquelle quelques invités prennent part. Un verre de champagne est renversé sur son costume, une bouteille vide vole et atteint légèrement à la tête monsieur Gardes, maire de Duperré (Algérie). Monsieur Régis est évacué par la police.
Cela n’altère pas la grande fraternité républicaine qui se poursuit au moment du départ du président et de sa suite. Sa voiture est accompagnée par des dizaines de maires jusqu’à l’Élysée où les premiers groupes sont reçus dans l’après-midi. Les maires de l’Allier iront défilé devant le président le lendemain après-midi.
Ceux qui doivent attendre ont le choix entre la matinée musicale et artistique à la salle des fêtes (où on ne compte pas moins de 15 000 personnes qui crient à diverses reprises « vive la patrie ! vive la République »), la déambulation dans le jardin des Tuileries, sur les Champs-Élysées ou les grands boulevards, parfois en famille ou la visite de l’exposition universelle pour continuer à profiter pleinement de cette occasion rare. La soirée est elle aussi très réussie avec ses fêtes nocturnes illuminées et ses retraites aux flambeaux au Champ de Mars, au Trocadéro et aux Invalides.
Chaque invité repartira avec une plaque de bronze2 (4,5 cm sur 6,2) commémorative gravée à son nom et celui de sa commune par Frédéric de Vernon. On y reconnaît la France personnifiée portant un toast avec la ville de Paris.
Louis Delalier
1 On estime la dépense entre six et sept cent mille francs (2 357 395,38 à 2 750 294,61 euros)
2 celles reçues par le maire de Trévol, Claude Bonin, et le maire de Vaux, L. Devaux, sont actuellement en vente sur internet.