Qui est cet homme qui commente avec moult détails un planisphère géant réalisé avec les moyens du bord ? C’est Louis Bouquin*, aveugle depuis l’âge de quatre mois.
Les Moulinois n’en sont pas revenus, pas plus que le public des nombreuses villes où il installe son petit commerce. Les samedi 25 et dimanche 26 avril 1896, place de l’évêché (derrière le tribunal d’instance), il est là, accroupi, au milieu du monde reconstitué sur quelques mètres carrés délimités par des cordes. Des ardoises ou des briques plates pour les océans, de grosses pierres pour les hautes montagnes, des fragments de marbre ou cailloux blancs pour les villes, de minces baguettes pour les rivières, plus épais pour les fleuves, des ficelles tendues pour les lignes de paquebots, de courts piquets portant les noms et drapeaux des pays, c’est là tout son matériel.
Ses connaissances sont incroyablement documentées et précises. Il donne chiffres, dates, descriptions, altitudes, débits et longueurs des cours d’eau, population des états et des villes, évènements historiques, étapes des conquêtes et des colonisations, mouvement des ports, ressources économiques, etc. Et il ne s’agit pas d’une récitation, mais de réponses aux questions que le passant souhaite lui poser.
Dans ses souvenirs d’une dizaine de pages écrits en 1895 et parus en 1910 dans le bulletin de l’association Haüy Valentin (Autobiographie d’un aveugle), Louis Bouquin raconte qu’il a appris à s’orienter en se déplaçant dans les environs de la maisonnette familiale à la campagne. Il apprend à reconnaître les chemins, les ruisseaux, l’emplacement des fermes, des carrefours, des champs, la direction des rues, la place des maisons du village. Scolarisé avec les enfants de Ménétréol, il bénéficie du soutien attentif de l’instituteur qui lui lit des livres de géographie pendant les récréations.
Le curé de la paroisse propose à ses parents de faire entrer Louis à l’institution des jeunes aveugles de Paris. Mais le maire s’oppose à la demande de bourse à cause de sa mésentente avec le prêtre. Louis a alors 12 ans. Il continue à apprendre, à creuser des rigoles à partir d’un fossé d’irrigation et à suivre le parcours de petites boîtes légères qu’il y dépose, à imaginer comment représenter ce qu’il ne voit pas.
Au printemps 1887, il commence à tracer des cartes, mais s’estimant insuffisamment préparé, il approfondit son savoir géographique en suivant des cours à l’école durant trois hivers.
Il débute vraiment sa carrière en mai 1891 au comice agricole d’Aubigny-sur-Nère, chef-lieu du canton. Un romancier, monsieur Pradel, châtelain à ses heures, et quelques-uns de ses amis lui fournissent du petit matériel dont ils lui facilitent le transport jusqu’à la foire. Le jury lui attribue une prime de 25 francs pour sa démonstration.
C’est ainsi que, petit à petit, Louis Bouquin s’éloigne de Ménétréol et s’attire le respect et l’admiration des gens rencontrés. Son frère l’assiste, puis sa femme à partir de 1903 qui lui fait également découvrir de nouveaux ouvrages de géographie. Il se déplace à la belle saison et reste plus ou moins longtemps selon l’intérêt suscité et la bienveillance des autorités locales. Il ne veut pas être assisté et insiste sur l’importance d’être rémunéré pour son travail.
Un journaliste de province avait sollicité l’octroi des palmes académiques à Louis Bouquin peu avant la guerre de 14-18. Il semble qu’aucune suite n’ait été donnée.
Louis Delallier
* Il est né le 25 novembre 1868 à Ménétréol-sur-Sauldre dans le Cher