L’effervescence est grande en ville. Tout Moulins s’apprête pour accueillir en héros les soldats du 36e d’artillerie de retour de la grande guerre. Depuis la mi-juillet 1919, les choses prennent réalité avec l’édification par la société de construction métallique Albert Col, sur plans de l’architecte René Moreau, d’un arc-de-triomphe1 monumental au rond-point de la Coupole.
Les troupes, parties des environs de Mayence, débarquent au quai des Épinettes, rue Jacquard à Yzeure entre le mardi 12 et le mardi 26 août. La 4e batterie est la première à fouler le sol bourbonnais avec tout son matériel guerrier.
Aucune réception officielle n’est prévue pour l’arrivée de chaque groupe. On se réserve pour la célébration grandiose du dimanche 24 août.
Au cours de la veillée funèbre de la veille, des milliers de Moulinois déposent de petits bouquets ou la fleur du souvenir au pied du monument des Combattants de 1870/71, alors place d’Allier. Barré d’un immense nœud de crêpe noir, il est éclairé de deux pots à feu et gardé par des sentinelles du 36e.
Le dimanche matin à 8 heures, pendant que les troupes se regroupent route de Lyon, une cérémonie d’hommage se déroule place d’Allier. Ils se sont tous rassemblés devant le monument aux morts de la guerre de 1870, les combattants de 1870, les mutilés, veuves et orphelins de guerre, le lieutenant-colonel Moutier, ancien commandant d‘armes, à la tête des officiers sans troupe, monsieur Carrère secrétaire général de la préfecture, monsieur Mallet procureur de la république, les élus municipaux dont Antoine Darfour, maire, la société de tir, la Lyre moulinoise2 dirigée par Thomas sous-chef en l’absence de monsieur Belin, la chorale des écoles qui interprète la Chanson française3.
E. Boitrou, conseiller municipal et président des combattants de 1870, prononce un discours célébrant le jour attendu depuis un demi-siècle. En cela, il ne fait que traduire cette volonté de revanche qui n’a fait que croître depuis l’armistice du 18 janvier 1871 avec la Prusse et la perte d’une partie de l’Alsace et de la Lorraine qui s’ensuit.
« Vieux camarades de l’année terrible, nous voilà vengés !
… Ô morts bien-aimés de notre Bourbonnais, et vous en particulier, chers morts de Moulins, nos amis, nos enfants, et vous aussi, morts de notre glorieux 36e d’artillerie, qui s’est tant de fois sacrifié et qui a laissé tant des siens sur le front sanglant, vous tous morts immortels, pour la victoire que vous nous avez donnée, pour le salut que vous nous avez acheté, dans nos cœurs et dans celui de nos fils, soyez à jamais bénis. Déploie tes ailes, génie de la France, et de la trompette héroïque, sonne, sonne, même au-dessus de nos deuils, sonne tes fanfares de triomphe et d’allégresse. »
Monsieur Carnel, premier adjoint au maire, égrène les noms des 559 morts officiels pour la France, connus à cette date. Après chaque dizaine, l’adjudant Verneige du 36e, médaillé militaire et décoré de la croix de guerre, répète d’une voix déchirante « morts au champ d’honneur ! ». Au dernier nom, une femme endeuillée, crie « vive la France ».
Cent ans après, on ne peut que tenter d’imaginer les sentiments ressentis alors, mélange de triomphe, de vengeance, de fierté, de douleur, de vanité des choses pour certains.
Ensuite, place aux vivants, quel que soit leur état... Le cortège des officiels se rend square de la République pour accueillir les soldats entrés en grande pompe par l’avenue Meunier et la rue Philippe Thomas. Il est 9 heures, le soleil tape. Il semble qu’une fée consciencieuse a transformé des rues de Moulins en un écrin de verdure et de fleurs aux couleurs éclatantes. Les drapeaux flottent aux fenêtres, les guirlandes, les lanternes vénitiennes éclairent les rues et les façades. Rue François Péron et rue Régemortes, des banderoles tendues entre les maisons adressent un message de bienvenue au 36e.
Sous les acclamations d’une foule dense, le 36e gagne le rond-point de la Coupole et prend place dans les trois avenues qui y mènent :
1er groupe, commandant Vincens-Bouguereau, avenue de la gare (actuelle avenue du Général Leclerc)
2e groupe, commandant Bachelerie, avenue de la Banque (rue de la République)
3e groupe, commandant Sauvin, boulevard de Courtais suivi du 5e groupe du 113e d’artillerie commandé par intérim par le capitaine Guimont.
À 9h 30 précises, les trompettes sonnent. Puis, 180 coups sont tirés par les deux pièces de 75 installées au bord de l’Allier entre les deux manèges du quartier Villars, sur la rive gauche comme pour le 11 novembre 1918. Monsieur Chatron du comité des fêtes veille au bon déroulement des réjouissances.
9h 45, le lieutenant-colonel Carpentier s’avance, martial, à la tête de son régiment et descend de son cheval avant de saluer les autorités. Chaque officier et sous-officier reçoit un bouquet de fleurs de chez Treyve et Franchisseur de la part des mutilés.
La Marseillaise retentit avant que les écoliers n’entonnent le chant du retour de messieurs Belin et Bonnet, les Moulinois, à qui la surprise avait été réservée.
Les discours s’enchaînent : Darfour, maire de Moulins, lieutenant-colonel Carpentier, préfet Bernard, Faulconnier, président de la société des anciens artilleurs et sapeurs du génie. Nouvelle offrande de bouquets, cette fois par des jeunes filles dont Mademoiselle Bénard du village de Marigny, costumée en Bourbonnaise.
Les décorations sont distribuées à tout-va avec une émotion toute militaire et patriotique :
croix d’officier de la Légion d’honneur au commandant Pommiers du 13e escadron du train, croix de chevalier au capitaine Vincent du 20e escadron du train, médailles posthumes aux parents de Claudius Chavenon de Lafeline, caporal brancardier au 295e d’infanterie, mort le 21 septembre 1917 à Épernay, de Louis Auboiron de Franchesse, soldat agent de liaison au 95e, mort le 25 novembre 1914 au Bois-Brûlé dans la Meuse, de J. B. Basle de Tréteau, brancardier soldat au 29e d’infanterie, mort le 9 juin 1916.
À 10h 20, le lieutenant-colonel Carpentier à qui Georges Maire, fils du regretté chirurgien vichyssois et petit-fils du maire de Moulins, a donné des fleurs remonte à cheval. De cette position élevée, il coupe le ruban qui barre l’entrée du portique géant, ciseaux remis par sa propre fille, Marie-Esther.
Enfin, le lieutenant-colonel s’engage sous l’arc de triomphe suivi par ses troupes qui défilent sur l’avenue Nationale bordée de 40 paires de mâts gris-blanc, portant de grands panneaux peints par Henry Bonnet aux 40 noms des moments principaux de la guerre, surmontés d’écharpes rouges, blanches et bleues. Des guirlandes de ballons électriques traversent l’avenue. Et passent à leur tour, les canons de 75 tirés par quatre chevaux, de 155 tirés par six chevaux et leurs caissons à munitions, tous admirablement astiqués et parés de fleurs faisant presque oublier qu’il s’agit d’armes qui ont tué.
La réalité des faits n’est justement pas loin. Une infirmière pousse, dans une petite voiture, René Michel de la rue de la Fraternité, soldat amputé des deux jambes et borgne suivi d’Anatole Jules de Lurcy-Lévis et Jean Granger de Neuilly-le-Réal, aveugles.
Sur les cours tout aussi pavoisés, s’est formée une haie d’honneur constituée d’anciens combattants des deux guerres, de membres de la Lyre moulinoise, de la chorale scolaire, de la fanfare d’Yzeure, l’inusable Pierre Chaumas en tête, etc. Le cortège emprunte les rues de Paris et François-Péron.
Devant l’hôtel de ville, se dresse un portique surmonté du coq gaulois présentant la mort de l’aigle allemande (réalisation d’Henry Bonnet) entouré de deux canons de 75. Deux panneaux sont consacrés aux œuvres de paix.
La rue d’Allier accueille les soldats sous un décor ininterrompu de verdure. Les petits orphelins d’Avermes sont groupés sur le trottoir, invités par les habitants de la rue qui leur serviront un copieux goûter.
Jusqu’à l’entrée du pont Régemortes, ce ne sont que vivats, acclamations de la part de spectateurs au comble de l’admiration.
Une fois les troupes rentrées à leur bercail du quartier Villars, les festivités continuent dans l’après-midi de façon classique. La société de gymnastique la Bourbonnaise se donne en spectacle dans la cour du lycée Banville à 14 heures. La Lyre moulinoise offre son concert à 17 heures au kiosque de la préfecture. A 21 heures, le feu d’artifice de la victoire illumine le ciel moulinois. C’est le premier depuis 1914. Juste après s’ouvre le grand bal du marché couvert offert par l’association des mutilés de l’Allier. Il faut jouer des coudes pour s’y frayer un chemin.
D’autres préfèrent profiter de la tiédeur nocturne pour aller admirer les éphémères illuminations de l’arc-de-triomphe. Pour cette unique soirée de lumières, les deux grandes colonnes et l’arc central sont éclairés d’ampoules dorées et les deux petites colonnes de lampes rouge et or. À leurs pieds, la couleur rouge vif des géraniums est mise en valeur par une douce lueur verte.
L’histoire ne dit pas si les quinze hectolitres du « pinard de la victoire » offert aux artilleurs ont été consommés, ni si les effets en ont été discrets…
Louis Delallier
1- Les photos de cet arc qui nous sont parvenues montrent une impressionnante édification de 22 mètres d’écartement dont une porte de 8 mètres sur 6.
Des écussons font mémoire des batailles menées par le 36e : Sarrebourg, Verdun, Lassigny, Bois des Loges, Aisne, Saint-Quentin.
À mi-hauteur des quatre colonnes, sont groupés des drapeaux aux couleurs des alliés (États-Unis, Angleterre, Belgique, Italie, Serbie et Japon).
Des paroles du maréchal Foch sont inscrites en lettres d’or, à droite : « soldats, soyez fiers de la gloire immortelle dont vous avez paré vos drapeaux. »
Elles font le pendant de celles de Georges Clemenceau, à gauche, prononcées le 11 novembre 1918 « La France, hier soldat de Dieu, aujourd'hui soldat de l'Humanité, sera toujours soldat de l’idéal. »
Du même côté, Victor Hugo est à l’honneur avec ces deux vers : Gloire à notre France éternelle ! Gloire à ceux qui sont morts pour elle !
« Chère Alsace, douce Lorraine, vous voici toute deux pour toujours rentrées au foyer de vos ancêtres. » du discours de Raymond Poincaré à Strasbourg en décembre 1918 les côtoient.
Joffre et la bataille de la Marne en 1914, Pétain et la bataille de Verdun en 1917, de grands événements de la guerre de 1870-71 sont également mentionnés.
Pour parfaire l’ensemble, une fourragère de belle envergure relie les deux piliers principaux, retenue en son milieu par le blason de la ville de Moulins. Juste au-dessus, un coq tout ce qu’il y a de plus gaulois, déploie ses ailes de vainqueur.
Les esprits chagrins qui voient là une trop grande dépense pour les administrés apprendront que seuls les drapeaux ont été financés par la ville. Les entreprises locales ont donné les matériaux et leur temps (plus d’un mois de travail) pour cet hommage au 36e. Parmi elles, les maisons Galfione (décorateur rue du Vert-Galant), Cornette (électricité - avec mention spéciale pour monsieur Doupeux, ingénieur), Merlin (tapissier place d’Allier pour la fourragère), Mauguin (menuisier avenue d’Orvilliers pour l’installation des drapeaux), Treyve et Franchisseur (fleurissement), le maître charpentier Duraud, les établissements Col et monsieur Dayraignes (ferblantier rue François-Péron).
2- qui a perdu 19 de ses membres (voir mon article à ce sujet).
3- composée par Henry Bonnet, président du comité des fêtes sur une musique d’A. Belin, directeur de la Lyre