Il est une sorte de célébrité à Moulins. Depuis les années 1880, pour tous les enterrements, on l’entend chanter à voix haute les psaumes mortuaires dont il connaît chaque mot. Il se déplace avec un bâton et fait la quête tous les jours dans la rue, principalement près de la cathédrale où il sait trouver des citoyens aisés et charitables. Sa maigreur et sa tenue aussi négligée que ses cheveux en font un personnage reconnaissable entre tous.
Deux auteurs moulinois le célèbrent dans leurs poésies. Le premier est Henry Baguet* dans Autour de Jacquemart** :
Ben souvent y va au c’mitière ;
On l’voit traînant ses abattis,
Suivant les types qu’on enterre,
Pour attraper quelques radis.
les mômes pensant qu’y va perde
L’culbutant qui lui sert de phalzard,
Crient : T’fais voir la lune, eh ! Pouillard !
Mais v’là qu’P’tit Louis leur répond : Zut !
Et le second est Louis-Ange Watelet dans La Veillée (1907 Moulins, Crépin-Leblond) :
Juif-errant de la misère,
Petit-Louis, console-toi :
Le gueux, le riche et le roi
Pourriront tous trois en terre.
Il s’appelle Jean-Louis Devaux. Né le 29 novembre 1857 à Moulins, rue du Manège (voir plan), il est le fils de Pierre Devaux, chargeur (au port de Moulins ?), et d’Anne Mercier, femme au foyer. Il aura passé sa vie à la gagner difficilement entre petits travaux journaliers et mendicité.
On se rappelle son attitude crâne face à une vache échappée du cours de Bercy qui lui fonce dessus près du marché couvert. Il évite l’encornement par un saut périlleux remarquable. Il est le sujet régulier des moqueries des gamins ou de tours par Camoinc, le vendeur de journaux (voir mon article à son sujet). Des marchandes du marché lui offrent un coup à boire pour le réconforter. Mais certaines mettent au point de méchantes farces comme lui arracher tous les boutons de sa culotte pour qu’il ait recours à une ficelle pour la retenir.
Les derniers semaines, il n’arrive plus guère à marcher et paraît tellement épuisé qu’un agent de police du quartier lui propose, à plusieurs reprises, de le conduire à l’hôpital.
Mais pas question pour P’tit Louis de se laisser faire : « Non ! Non ! Je ne veux pas aller à l’hôpital ; payez-moi plutôt une chopine ! ». Des voisins l’installent dans une remise de cette rue du manège qu’il n’a jamais vraiment quittée. C’est là qu’il meurt le mercredi 25 décembre 1907 après avoir reçu de l’abbé Dupuy, vicaire du Sacré-Cœur, les derniers sacrements. Son corps est transporté à l’hôpital Saint-Joseph. Les obsèques ont lieu le samedi 28 décembre à 7h 30. Il y aura bien eu quelqu’un pour chanter des psaumes pour lui.
Ce surnom de Bikir reste mystérieux. En Éthiopie, bikir est le titre d’aîné qui n’est pas donné au premier-né s’il est atteint de déficiences intellectuelles ou physques, car le bikir doit être en état de soutenir l’honneur de son père (d’après Werner Munzinger dans son ouvrage Les Mœurs et le droit des Bogos paru en 1866). Comment cette coutume aurait-elle pu parvenir jusqu’aux habitants des « bas quartiers » moulinois et pourquoi les aurait-elle marqués au point de devenir ce surnom moqueur ? Peut-être s’agit-il d’un reste de la campagne militaire marocaine.
Louis Delallier
*Henry Baguet, fils d'un tailleur moulinois, crée en 1906 à Moulins une librairie d'occasion rue François Péron. En 1910, il s'installe à Paris comme bouquiniste sur le quai des Grands Augustins en face de la rue Séguier. Il publia des poésies et pièces patoisantes, mais aussi deux études historiques sur Scarron et Madame de Montespan.
**Autour de Jacquemart. Chansons et monologues moulinois suivis de Dans la purée et d'un glossaire argotique, illustrations de Louis Galfione, Crépin-Leblond, Moulins, 1906