La soirée du mercredi 20 janvier 1909 s’annonce agitée. Il faut dire qu’on n’a pas hésité à afficher la pièce d’Octave Mirbeau, Le Foyer*, malgré les contestations tonitruantes qu’elle a suscitées à Paris autant au Théâtre-Français qu’à la Comédie-Française. Présentée par la tournée Baret et jouée par des acteurs de renom**, elle entraîne déjà critiques et offuscations quant à sa médiocre qualité littéraire et surtout sa dénonciation de la bien-pensance catholique qui frise l’anticléricalisme.
A Moulins, la salle est comble de sympathisants et de détracteurs qui tiennent à en être. Le premier acte se passe dans le calme qui sied à une assistance bien élevée. Mais la bonne éducation craque sitôt le deuxième acte et ses répliques jugées tendancieuses par certains. De la première galerie, jaillissent des cris et sifflements exacerbés. Les agents de police, présents dans les couloirs, se montrent, ce qui fait redoubler la contestation.
La direction de la tournée se décide enfin à interrompre le spectacle jusqu’à expulsion des manifestants. Le premier, Philippe Tiersonnier, assureur et auteur de nombreux livres historiques, fut président de la Société d’émulation du Bourbonnais. Il est suivi de près par Joseph Bernadat (administrateur du Messager mémorial), Félix Vivier, rédacteur au même journal, et Louis Vierge, son directeur dont le physique avantageux en impose aux policiers. Messieurs de Bourbon-Busset et Montlaur, alertés par le chahut, sortent de leurs loges et prennent parti pour leurs amis. Peine perdue ! Les contrevenants sont menottés et conduits au poste. Louis Vierge, qui en fait un peu trop dans la politesse et l’inertie, y gagne un passage en cellule dont il est libéré une demi-heure après par manque de raison suffisante justifiant un tel traitement.
Les agents n’en ont pas terminé avec les rebelles dont messieurs le comte de Beaurepaire de Louvagny, Divot fils et le commandant Gerbaud qui rouvre la porte de la salle et crie « à bas les juifs ! » avant de suivre les agents. A monsieur Velu, libraire, qui vocifère encore, l’un des acteurs rétorque que rien ne l’obligeait à venir voir la pièce.
L’épisode suivant a lieu le 2 mars devant le tribunal de Moulins. Le commissaire de police, Georges Daussié, dépose ses conclusions qui auraient dû s’appuyer sur l’article 14 du règlement municipal (la police n’est alors que municipale) :
Tout sifflement ou autre signe d’improbation de la part des spectateurs devra cesser aussitôt que l’injonction en sera faite par le commissaire de police ; à défaut de quoi, les auteurs du bruit prolongé seront expulsés de la salle comme troublant la tranquillité publique, indépendamment de cette mesure d’ordre, les contraventions seront constatées par des procès-verbaux.
Mais, ce jour-là, c’est l’article 12 du même arrêté qui est avancé par le commissaire pour demander la peine maximum : Il est interdit de s’entretenir à haute voix, d’adresser aucune interpellation au public ou aux acteurs pendant la représentation.
M. de Beaurepaire sourit, ce qui énerve grandement M. Daussié qui se sent moqué. M. le comte, encore plus amusé, rétorque : Nous ne sommes pas ici pour pleurer. Le juge de paix doit mettre fin à l’incident entre les deux hommes.
Maître Guy-Coquille observe que le commissaire de police a mis la charrue avant les bœufs en développant ses conclusions avant l’audition des témoins. Le commissaire, pris en défaut, s’en étrangle presque. L’avocat demande l’annulation des procès-verbaux déjà dressés et des poursuites contre les dix prévenus à cause d’irrégularités dans leur expulsion et leur arrestation.
Maître Monicat, défenseur d’Émile Rocher, demande également la relaxe de son client qui n’a reçu aucune injonction légale. Un nouvel échange musclé entre avocats et police sur les procédures appliquées amène maître Monicat à répliquer à monsieur Daussié qu’il aurait bien besoin de leçon de droit. L’auditoire est aux anges. La pièce improvisée est de bon niveau !
Le brigadier Tint est le premier appelé à la barre pour témoigner en sa qualité de chef du service d’ordre de la soirée du 20 janvier. Ayant eu vent qu’une manifestation se préparait, il en a informé le maire en l’absence du commissaire de police. M. Béraud, adjoint au maire, lui donne alors la marche à suivre, à savoir faire taire la salle dès le début des réactions et évacuer les récidivistes. Il précise que M. Béraud, par magnanimité, a fait libérer M. Vierge avec simple contravention. Le commissaire Daussié sent que les choses lui échappent et se montre de plus en plus nerveux, ce qui lui attire un rappel au calme de la part du juge de paix. Les agents Guillaumin jeune et aîné, Batret, Blanc, André et Mercier font état du rôle et de l’attitude de chacun dans cette affaire.
Messieurs Béraud et Damour, adjoints au maire, André Petit, Ducrot, agents d’assurances, de Montlaur, et le comte Robert de Bourbon-Busset, témoins de la défense, s’expriment à leur tour. M. de Bourbon-Busset affirme qu’aucune autorité municipale n’est intervenue, que seul criait un agent, inaudible en raison du brouhaha. Il regrette la brutalité des expulsions de ses amis qui n’auraient pas cherché à se soustraire à la loi. M. de Montlaur est du même avis. L’agent, lui, répète qu’il a obéi aux ordres.
Le temps passe et l’obscurité envahit peu à peu le tribunal. Des lampes sont apportées au juge et aux avocats, mais pas aux journalistes.
C’est à nouveau au tour du commissaire de requérir. Il ne reconnaît aucune brutalité chez ses agents. Les fautifs ont été emmenés au poste pour être préservés de représailles venant d’autres spectateurs. Il ajoute qu’ils ont pris leurs responsabilités en se déplaçant au théâtre et en ouvrant les hostilités. Il craint qu’une relaxation ne déclenche l’émeute et la révolution à Moulins ! Les avocats plaident l’inapplicabilité aux prévenus des articles cités. Maître Monicat fait référence à Georges Clemenceau (premier des flics) qui avait manifesté contre la pièce Thermidor sans être nullement inquiété.
Après six heures d’audience, le jugement est mis en délibéré au mardi 6 avril.
En guise d’épilogue, l’infraction à l’article 12 est la seule à être retenue. Messieurs Vierge, Tiersonnier, de Beaurepaire de Louvagny, Velu, Vérillaud, Divot, Émile Rocher, Gerbaud, Vivier et Bernadat écopent de trois francs d’amende chacun et des frais du procès à se répartir.
Le Progrès social du 7 avril, contrairement au Courrier de l’Allier qui n’en parle pas, rattache les dix hommes au groupuscule royaliste « Les Camelots du Roi*** », ce qui donne un éclairage idéologique à l’évènement.
Louis Delallier
*Un baron, sénateur bonapartiste, académicien, auteur d’ouvrages sur la charité chrétienne, détourne l’argent du Foyer de charité. Pour lui éviter le déshonneur, la ruine, voire la prison, l’ancien amant de sa femme accepte de payer à sa place en comptant exploiter encore plus le travail des fillettes du Foyer. Mais c’est l’engagement du sénateur de ne pas intervenir pendant un important débat au Sénat qui le tirera d’affaire. La pièce écrite par Mirbeau (1848-1917) en collaboration avec Thadée Natanson est représentée pour la première fois le 7 décembre 1908 à la Comédie-Française. Les répétitions avaient été arrêtées brusquement début mars de la même année par Jules Clarétie, administrateur, à cause du refus de Mirbeau d’édulcorer son texte jugé trop provocateur. Mirbeau gagne en justice. Cette œuvre a le tort de dénoncer la connivence entre politiciens de tous bords pour étouffer les scandales qui les concernent. Elle dénonce aussi l’exploitation économique (et parfois sexuelle) sous couvert de charité chrétienne de démunis sans défense.
**Julia Bartet (Thérèse, l’épouse volage), Maurice de Féraudy (Armand Biron, l’ex-amant), Félix Huguenet (baron Courtin), Jules Truffier (abbé Laroze), Jacques de Féraudy (Robert d’Auberval, le nouvel amant).
***Mouvement national créé en novembre 1908, actif jusqu’en 1936. Les camelots tirent leur nom de leur rôle originel qui était de vendre L’Action française dans les rues de Paris. Leur nationalisme antirépublicain et antidémocratique a pour objectif la restauration de la monarchie par tous les moyens. Ils sont opposés au vote des citoyens et, comme Charles Maurras, voient dans la république un régime juif ou protestant. Ils luttent contre la mise en péril des racines catholiques de la France.