C’est un vrai phénomène que M. Barrat, directeur du café-concert de la Rotonde a engagé pour quelques représentations à la mi-mai 1905 avant qu’il ne parte se produire à l’Exposition.
L’Indien Vitreo ou « mangeur de verre », en habit noir, dîne sur scène, ce qui n’a en réalité rien de banal. En effet, lui sont servis dans des assiettes, du charbon de bois, du charbon de terre, du coke, des morceaux de plâtre, des pipes en terre, des cuillères d’étain, des vieux souliers, etc. qu’il accompagne de pétrole… Il se nourrit avec satisfaction sans supercherie car les spectateurs sont admis sur la scène. Ils entendent distinctement le craquement du verre sous ses dents. Après s’être restauré, il exécute une danse tout aussi particulière que son repas, sur une planche où sont cassées plusieurs dizaines de bouteilles.
Son menu en février 1894, devant des journalistes qu’il a invités au Moulin-Rouge parisien, ne pouvaient qu’attirer les curieux :
Sciure de bois au pétrole
Croquettes de charbon de bois
Ecailles d’huîtres de Courseulles
Bouchées de coke
Côtes de pipes en terre
Peau de chevreau
Purée de cendres de foyer
Macaroni de rubans de toile
Savon blanc
Verres de vitre
Et un grand verre de pétrole
Il termine par son habituelle danse trépidante et piquante pieds nus sur des tessons de verre.
Chacun constate qu’il ne se blesse jamais.
En décembre 1890, le Herald Tribune lui consacre la moitié d’une colonne pour son exhibition à New-York. On le retrouve à Francfort en janvier 1892 et à Dijon en octobre où il est servi par M. Bergerot. La composition du menu a peu varié : sciure de bois, saucisson de charbon de bois de Flavignerot, écailles d’huîtres, purée de cendres de foyer, macaronis de rubans de toile, plum-pudding de charbon de terre, savon blanc phéniqué, glace de cristal de Baccarat, « château-pétrole »).
Ses tournées françaises durent au moins jusqu’en 1910 dont Clermont-Ferrand (septembre 1893), Lunéville (octobre 1893), Nantes (juillet 1895) où il est présenté comme le « terrible Gargantua », Toulon (octobre 1897), Amiens (novembre 1899), Troyes de retour des États-Unis (janvier 1901), Reims (décembre 1902), Dijon (mars 1908), Château-Gontier (octobre 1909), Angers (avril 1910), La Rochelle (juillet 1910).
La Liberté du 11 mars 1899 (il aurait alors 30 ans) annonce son décès en le commentant comme inévitable compte tenu des tourments digestifs qu’il s’infligeait. Le Petit Journal lui emboite le pas le 26 mai 1900. En fin d’année, l’erreur est rectifiée. Vitreo se porte comme un charme. En juillet 1905, Émile Gauthier, journaliste au Grand Echo du Nord et du Pas-de-Calais, raconte que l’impresario de Vitreo a failli lui intenter un procès. En effet, il avait eu l’imprudence de s’inquiéter de la santé de l’artiste.
Qualifié dans certains articles nationaux de nègre, on le dit à moitié français et anglais. Il serait né dans les îles britanniques vers 1874 et se nommerait George Grant car sa famille se revendique une filiation avec le général Ulysses S. Grant qui s’illustra pendant la guerre de Sécession du côté des Unionistes et fut le 18e président des États-Unis.
Le Réveil de l’Aisne, au mois de mai 1901, le décrit comme portant des moustaches et des favoris et dégageant un chic spécial. Le journal donne quelques éléments biographiques à son sujet. Gymnaste du grand cirque américain Barnum avant un grave accident, il travaille sur un navire anglais qui fait naufrage. Echoué avec trois autres matelots sur une petite île rocheuse et déserte près de San Salvador, il doit se cacher dans une grotte pour éviter d’être mangé par eux et se nourrit de coquillages et de terre (l’origine de ses goûts culinaires très spéciaux ?). Il est enfin recueilli par un bateau qui le conduit aux Etats-Unis. Son histoire en fait une telle vedette qu’il est engagé pour parcourir tous les États-Unis sous le nom de Saint-Malo avant qu’un impresario ne l’entraîne en Europe où il devient Vitreo, surnom dû au docteur Mackenzie du Royal-Aquarium de Londres. Il et connaît un succès étonnant et s’exhibe ensuite dans les principales capitales européennes. Son histoire semble sortie tout droit d’un roman !
Louis Delallier