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Le grenier de mon Moulins

Histoire de Moulins (Allier) et anecdotes anciennes

Un inspecteur de la Sûreté nationale enquête à Moulins ou l’art d’utiliser l’actualité

Publié le 3 Novembre 2024 par Louisdelallier in Portraits

Conseiller Albert Prince (Service Régional d'Identité Judiciaire de Paris)

Conseiller Albert Prince (Service Régional d'Identité Judiciaire de Paris)

Début avril 1934, un homme jeune, grand et brun, rasé de près, portant élégamment un complet foncé et un chapeau gris,  n’arrive pas à se faire héberger dans un des hôtels de l’avenue de la Gare. Il se rabat sur celui de Germaine Bourrut, 5 rue des Minimes. Cette dernière n’en revient pas de recevoir un client de cette importance. En effet, sur la fiche de renseignements qu’il a remplie, elle lit : René Pelletier, inspecteur de 1ère classe de la Sûreté nationale. Ces informations sont corroborées par une carte professionnelle tricolore. Pelletier n’hésite pas à lui confier la raison de sa présence à Moulins : enquêter pour retrouver l’assassin du conseiller Albert Prince.

A ce moment-là, l’affaire Prince est encore toute fraîche dans les mémoires. Elle fait suite à l’immense scandale financier Stavisky. Ce chevalier d’industrie selon l’expression consacrée alors (homme vivant d’expédients) était passé maître en escroquerie dont un détournement de 200 millions de francs au détriment du Crédit municipal de Bayonne avec l’aide de son directeur. Dix-neuf relaxes, un procès qui traîne et la rumeur enfle. A n’en pas douter, Stavisky bénéficie de protections politiques et judiciaires. Néanmoins, traqué par la police, il est retrouvé mort de deux balles dans la tête dans un logement près de Chamonix et meurt le lendemain 8 janvier 1934*. On parle de suicide, explication pratique même si une balle suffit...

Albert Prince, magistrat de la section financière du parquet de la Seine, est chargé de l’enquête qu’il mène scrupuleusement. Malheureusement, le 20 février, son cadavre déchiqueté par un train est découvert sur la voie ferrée Paris-Dijon. La thèse du suicide est, là aussi, mise en avant par deux inspecteurs, malgré la disparition de son rapport sur l’affaire Alexandre Stavisky, ajoutée à d’autres éléments qui discréditent cette thèse, et malgré les trois ans d’instruction, d’auditions et d’expertises** qui suivront. 

Madame Bourrut est d’autant plus en confiance que son client lui donne l’identité et la description de l’homme après lequel il court : Édouard Dupré (ou Carrère, c’est variable), âgé de 40 ans, ouvrier maçon habitant Deauville et arrivé du Havre pour venir se cacher à Neuvy, vêtu d’un pardessus en fourrure de castor ayant appartenu à M. Prince, d’un pantalon de coutil bleu et chaussé de gros brodequins.

Ce n’est que lorsque M. Pelletier ne réapparaît plus qu’elle comprend que la note de 149,50 francs laissée ne sera pas réglée. En effet, il a pris ses aises au restaurant Dippied, 19 rue de Pont, à quelques dizaines de mètres de chez elle.

Louis Flacheron est lui aussi descendu chez Dippied. Ce voyageur de commerce de 27 ans est subjugué par sa rencontre avec un enquêteur de la Sûreté, par la carte officielle et la mission qu’il lui détaille. De plus, il lui est proposé de postuler dans les services de la police au 2e bureau où Pelletier assure qu’il ne devrait pas tarder à trouver un emploi. Comme Flacheron possède une voiture, l’inspecteur auto-proclamé se fait transporter à Neuvy (à 4 km) et à Souvigny (12 km) pendant trois jours de recherches, d’interrogatoires de potentiels témoins et de quelques coups à boire. Enfin, le 16 avril, Pelletier annonce qu’il doit se rendre à Cusset (52 km), seul. Madame Dippied lui avance 150 francs. Personne ne reverra Pelletier, Antoine de son véritable prénom, qui part avec une ardoise totale d’environ 600 francs (dont 200 francs d’essence).

Il est arrêté le 28 avril à Montchanin en Saône-et-Loire où il se disait « contentieux juridique » et avait déjà escroqué Jules Crétin, hôtelier, et François Marin. Flacheron a bien dû mal à admettre qu’il s’est fait rouler tant les choses étaient bien menées. L’accusé, qui a déjà trois condamnations à son actif, congédié du PLM, est décrit, par un rapport de la police de Montceau-les-Mines, comme un individu hâbleur, se prévalant de hautes relations, capable d’apitoyer lorsqu’il parle de sa nombreuse famille de cinq enfants. On apprend qu’il a été admis autrefois comme inspecteur de la brigade mobile de Dijon, mais n’avait pas pris son poste. Défendu par maître Jacques Dussourd, il écope de six mois de prison à l’audience moulinoise le 10 août 1934. Toutefois, il n’a pas dit son dernier mot car, habitué à l’usurpation de faux titres, il œuvre encore ensuite en qualité d’expert, de policer ou d’avocat...

Albert Prince repose en Bourbonnais. Après des obsèques dijonnaises le 23 février en présence de sa famille et de nombreuses personnalités, une autre inhumation se déroule dans le cimetière d’Yzeure, commune limitrophe de Moulins le 7 mars. S’y trouve le caveau acheté par Raymond Prince, son fils. La plus stricte intimité est de mise. Seul le commandant Sallantin, cousin éloigné, y assiste. Dans cette commune où réside Mme Guillon, mère de madame Elisabeth Prince, Albert était très connu et réputé comme froid, un peu distant et d’une probité morale indiscutable.

 

Louis Delallier

 

*Après un mois de janvier très agité, le 6 février, Édouard Daladier, président du Conseil fraichement nommé à la place de Camille Chautemps démissionnaire, présente son gouvernement. Des groupes de droite, des associations d'anciens combattants de droite et de gauche et des ligues d’extrême droite se rassemblent devant l’Assemblée nationale en réaction au limogeage de Jean Chiappe, préfet de police (retombée de la toute récente affaire Stavisky). En soirée, place de la Concorde, un affrontement musclé avec les forces de l’ordre ne fait pas moins de 15 morts dont 14 manifestants sans compter les décès survenus ultérieurement (ce qui porterait leur nombre à 31 ou 37) et 1 435 blessés. D’autres manifestations, les 7, 9 et 12 février, font de nouvelles victimes. Cette crise influencera durablement la vie politique française.

**Un troisième inspecteur, Pierre Bonny met en cause, avec de fausses preuves, des caïds marseillais qui seront relâchés rapidement. L’affaire est classée en janvier 1937. Mais Bonny, avant d’être fusillé en 1944 car gestapiste avéré, se serait dénoncé auprès de son fils et du médecin légiste comme l’auteur du meurtre d’Albert Prince pour « défendre la République ». Est-ce une nouvelle et dernière manipulation de la part d’un homme qui a navigué en eaux troubles durant sa vie professionnelle ?

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